Suggestion de lecture :
"Leaphorn
appuya
sa hanche contre la paroi abrupte de l'arroyo derrière lui
et regarda Halsey jusqu'à ce qu'il ait disparu.
Elle lui jeta un regard de
défi.
-
Je ne suis pas du tout
persuadée que George vas mourir de froid. Si les
renards, les coyotes et compagnie ne meurent pas de
froid, je suis bien sûre que George non plus. Lui aussi
c'est son milieu naturel. Tout ce que vous m'avez
raconté, c'était des blagues, hein ? Histoire de me
faire parler de lui ?
-
Je voulais que vous me
parliez de lui, c'est vrai, acquiesça-t-il. Et si j'en
crois ce qu'on m'a dit, George est intelligent et
capable de se débrouiller. Mais onze personnes sont bel
et bien mortes de froid l'hiver dernier. Des gens âgés,
un malade et un homme qui était tombé de cheval, mais
aussi des adultes robustes et en bonne santé. Parce
qu'il y avait trop de neige, qu'il faisait trop froid,
qu'ils étaient trop loin d'un abri.
-
Je parie qu'ils étaient
saouls.
-
D'accord, dit Leaphorn
en riant. Si vous aviez vraiment parié, je serais obligé
de reconnaître que vous auriez gagné. Trois d'entre eux
étaient saouls. Je ne m'inquiéterais pas pour George
s'il avait de bonnes réserves de nourriture. Pris dans
une tempête de neige il sera capable d'entretenir un feu
s'il ne souffre pas de la faim.
-
Il trouvera de quoi
manger. C'est lui qui nous a apporté cette bête. Et des
chasseurs de cerf meilleurs que lui, il ne doit pas y en
avoir beaucoup. Tout jeune, c'était déjà lui qui
ramenait la viande pour sa famille. Et il sait
absolument tout sur ces animaux-là.
-
Quoi, par
exemple ?
-
Que... je ne sais pas.
Qu'est-ce que c'est déjà qu'il m'a dit ?
Lorsqu'elle se rappela,
elle eut un geste nerveux des mains.
-
Que par exemple les
cerfs ont les yeux tellement sur le côté de la tête
qu'ils voient bien mieux que nous ce qu'il y a derrière
eux. Ils voient tout sauf juste derrière eux. Mais
ensuite il m'a dit qu'ils ne voyaient pratiquement pas
les couleurs et... qu'est-ce qu'il m'a dit
d'autre ?... ils ont du mal à distinguer les formes
sur le côté parce qu'ils ne voient pas aussi en relief
que nous. Mais ils perçoivent mieux que nous des choses
comme les mouvements très rapides et les reflets... mais
surtout en deux dimensions. Il m'a raconté qu'un jour il
s'était trouvé face à face avec deux cerfs à peu près
soixante-quinze mètre de distance. Il était immobile et
ils le regardaient. Et pour essayer, il a ouvert la
bouche. Sans parler, ni rien. Il a seulement ouvert la
bouche. Et ils ont détalé tous les deux.
-
Ils ont une très bonne
vue de loin, acquiesça Leaphorn.
-
Alors je pense que s'il
a faim, il tuera un cerf, conclut-elle.
-
Avec quoi ?
-
Il n'est pas passé
prendre le fusil de son père ?
-
Il vous a dit qu'il
comptait le faire ?
Le visage de Susanne
indiquait visiblement qu'elle n'avait pas eu l'intention de
le lui dire.
-
C'est bien possible,
répondit-elle lentement. Ou alors c'est moi qui ai
déduit qu'il allait le faire.
-
Vous a-t-il dit autre
chose sur la façon de chasser le cerf ?
-
Des tas de choses. Il
apprenait à chasser à Ernesto et Ernesto lui apprenait
comment les Zunis chassent. Enfin, je crois bien, s'ils
savent le faire. En tous cas, ils parlaient souvent de
chasse. Franchement, j'en ai appris bien plus que
nécessaire, conclut-elle avec une grimace.
-
Quoi d'autre
encore ? Si Bowlegs est capable de se débrouiller
pour se nourrir, il peut être utile d'être au courant de
tout ce qu'il sait sur la façon de chasser le cerf.
-
Ils ne regardent pas en
l'air. Alors si on peut grimper sur des rochers ou autre
chose qui les domine, ils ne peuvent pas vous voir,
poursuivit-elle en énumérant sur ses doigts. Il ont un
odorat très fin. (Un troisième doigt se dressa). Et
l'ouïe très fine. (Elle se mit à rire). Ce qui fait que
si vous vous trouvez sur votre rocher, ils ne vous
voient pas mais ils vous sentent et vous entendent
respirer. Mais quand le temps est extrêmement sec, leur
odorat n'est plus aussi puissant et s'il pleut, s'il y a
beaucoup de brouillard ou si le vent est violent, ils ne
sentent pratiquement plus rien. Mais avec une humidité
normale et une brise légère, ils vous sentent à
plusieurs kilomètres. (Un quatrième doigt se dressa). Et
ils ne prêtent guère d'attention aux sons naturels, ce
qui signifie que si vous vous déplacez il faut le faire
en suivant leurs traces car ils s'attendent à y entendre
du bruit, et progresser par à-coups, petit à petit,
(elle fit des gestes imprécis avec ses mains), comme ils
le font eux-mêmes s'il y a beaucoup de feuilles etc.
Elle s'arrêta, les sourcils
froncés, rassemblant ses souvenirs.
-
George m'a dit,
reprit-elle, que les seuls bruits qui les effrayent sont
ceux qui leur paraissent étranges, qui sont anormaux ou
qui viennent d'un endroit qui leur paraît anormal.
Elle a l'air fatiguée et
maigrichonne, se dit Leaphorn. Qu'est-ce qu'elle peut bien
fabriquer avec cette bande-là ? Elle est encore trop
jeune. Pourquoi les hommes blancs ne s'occupent-ils pas de
leurs enfants ? Puis il pensa à Georges Bowlegs. Et
pourquoi les Navajos ne s'occupent-ils pas de leurs
enfants ?
-
Vous m'avez dit
qu'Ernesto Cata lui apprenait comment les Zunis
chassent. Comment font-ils ?
-
Peut-être que c'était
seulement pour rire, répondit-elle. Je crois que ça
avait quand même un rapport avec la religion. Il a parlé
d'un poème, d'une petit chanson. Que l'on est censé
chanter quand on part chasser le cerf. George essayait
de l'apprendre par cœur en Zuni et c'était difficile
parce qu'il commençait seulement à parler le Zuni. Je
leur ai demandé de me la traduire et je l'ai transcrite
dans mon journal.
-
Je serais curieux de la
voir, dit Leaphorn.
Je serais très curieux de
voir le journal lui-même se dit-il. Et Baker aussi.
Qu'est-ce qu'elle avait pu y noter d'autre ?
« Cerf, cerf,
puissant cerf,
Je suis le bruit que tu
entends courir sur tes pas,
Tu m'entends courir, ce
bruit est le mien.
Pour toi j'apporte des
cadeaux sacrés.
Ma flèche est porteuse
d'une nouvelle vie. »
Sa voix, petite et flûtée,
s'arrêta soudain. Elle jeta un regard de côté vers Leaphorn,
rougit.
-
C'est bien plus long
que ça, dit-elle, et je me suis sûrement trompée. Il y a
aussi une prière pour quand le cerf tombe. On prend son
museau entre les mains, on approche le visage de ses
naseaux et on aspire son souffle en disant,
« Merci, mon père. En ce jour, j'ai bu le vent
sacré de ta vie. » Je trouve ça très beau..."
Tony HILLERMAN - Là
où dansent les morts
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