Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°783 (2021-34)
mardi
31 août 2021
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
explications sur le nom de cette lettre :
[ici]
ou [ici]
Si cette page ne s'affiche pas correctement,
cliquez [ici]
Pour regarder et écouter,
|
Coccinelle à sept points Courvières (Haut-Doubs) vendredi 16 juillet 2021 Joubarbe (début de la floraison) Courvières (Haut-Doubs) samedi 17 juillet 2021 Courvières (Haut-Doubs) samedi 17 juillet 2021 Jeune Moineau domestique Courvières (Haut-Doubs) samedi 17 juillet 2021 Jeune Moineau domestique Courvières (Haut-Doubs) samedi 17 juillet 2021 Jeune Moineau domestique Courvières (Haut-Doubs) samedi 17 juillet 2021
Courvières (Haut-Doubs) dimanche 18 juillet 2021
Ail Rocambole Courvières (Haut-Doubs) jeudi 22 juillet 2021
Bourrache et rosée
Syrphe
Courvières (Haut-Doubs) jeudi 29 juillet 2021 |
" Penser comme une montagne
Un hurlement résonne de corniche en corniche, dévale la montagne, et s'éteint au loin dans la nuit. C'est une plainte triste et sauvage, une provocation au mépris de toutes les adversités. Chaque être vivant (et, peut-être, plus d'un mort aussi) prête l'oreille à cet appel. Pour le cerf, c'est un rappel du sort de toute créature de chair, pour le pin un présage de luttes à minuit et de sang sur la neige, pour le coyote une promesse de reste à glaner, pour le vacher une menace de pertes, pour le chasseur un défi du croc au plomb. Pourtant, derrière ces peurs et ces espoirs manifestes, se cache un sens plus profond, que la montagne est seule à connaître. Seule la montagne a vécu assez longtemps pour écouter avec discernement le hurlement d'un loup. Ceux qui n'en peuvent déchiffrer le sens caché savent pourtant que le loup est là, car son ombre est présente dans toutes les terres qu'il hante, et les distingue des autres terres. Elle fait frissonner ceux qui entendent son cri la nuit ou qui, le jour, suivent ses traces. Même quant il est silencieux et invisible, il se révèle par une foule de petits signes. Le hennissement d'un cheval de bât, le fracas d'un éboulis, le bon d'un cerf en fuite, la forme des ombres sous les épicéas. Seul un irréductible novice peut ne pas sentir la présence ou l'absence des loups, ou le fait que les montagnes ont une opinion secrète à leur égard. Ma propre conviction en la matière date du jour où j'ai vu mourir une louve. Nous déjeunions sur une haute corniche et, en contrebas, une rivière turbulente jouait des coudes. Nous vîmes alors ce que nous pensions être une biche traverser le torrent à gué, le poitrail trempé d'écume. Quand elle grimpa sur la berge et secoua la queue, nous comprîmes notre erreur : c'était une louve. Une demi-douzaine de ses pareils, visiblement de grands louveteaux, jaillirent d'entre les saules, se bousculant malicieusement dans une mêlée chaleureuse de queues et de pattes. Ce véritable amas de loups se contorsionnait et dégringolait au centre d'une vallée au pied de la corniche. De mémoire d'homme, nul n'avait jamais raté une occasion de tuer un loup. En l'espace d'une seconde, nous criblâmes la meute de plomb, mais avec plus d'enthousiasme que de précision : il est toujours déroutant de viser du haut d'une pente escarpée. Quand nous eûmes vidé nos chargeurs, la vieille louve était à terre, et un louveteau traînait la patte vers des éboulis infranchissables. Nous atteignîmes la louve à temps pour voir une farouche lueur verte mourir dans ses yeux. Je compris à l'instant - et n'ai pas oublié depuis - qu'il y avait quelque chose de nouveau pour moi dans ces prunelles, une chose qu'elle et la montagne étaient seules à connaître. J'étais jeune à l'époque, et j'avais la gâchette facile ; comme les cerfs prospéraient lorsque les loups se raréfiaient, je pensais que supprimer ces prédateurs ferait naître le paradis des chasseurs. Mais après avoir vu s'éteindre cette lueur verte, j'ai senti que ni le loup ni la montagne n'étaient de cet avis.
À présent, je soupçonne que, tout comme les cerfs vivent dans la peur mortelle des loups, une montagne vit dans la crainte mortelle des cerfs. Et peut-être à plus juste titre car si un cerf tué par des loups peut être remplacé en deux ou trois ans, une chaîne ravagée par d'innombrables cerfs mettra des décennies à renaître. Il en va de même pour les vaches. Le vacher qui débarrasse son champ des loups ne comprend pas qu'il doit reprendre leur tâche : limiter son troupeau pour protéger son pré. Il n'a pas appris à penser comme une montagne. Voilà pourquoi nous avons des tempêtes de poussière, et des fleuves qui emportent l'avenir vers la mer.
Chaque être lutte pour la
sécurité, la prospérité, le confort, une longue vie – et
l'ennui. Le cerf le fait avec ses pattes souples, le vacher
avec du poison et des pièges, l'homme d'Etat avec un stylo,
la plupart d'entre nous avec des machines, des dollars et
des votes, mais nous partageons tous le même but :
mener une vie paisible. Il est bon d'y parvenir dans une
certaine mesure, et peut-être est-ce une condition
nécessaire à la réflexion objective, mais à long terme, trop
de sécurité ne semble apporter que le danger. C'est
peut-être ce que suggère la maxime de Thoreau : le
salut du monde est dans l'état sauvage. Peut-être est-ce le
sens caché de la plainte du loup, connu par les montagnes
depuis la nuit des temps, mais que les hommes perçoivent
rarement."
Aldo LEOPOLD - L'Ethique
de la Terre
|
|