Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°777 (2021-28)
mardi
20 juillet 2021
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Escargot (en attendant les oiseaux...) Courvières (Haut-Doubs) dimanche 13 juin 2021 Demi-tour ! <image recadrée> <image recadrée> Courvières (Haut-Doubs) dimanche 13 juin 2021
Courvières (Haut-Doubs) dimanche 13 juin 2021
Courvières (Haut-Doubs) dimanche 13 juin 2021
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<image recadrée> Fourmi (future
reine) Géranium découpé Courvières (Haut-Doubs) dimanche 13 juin 2021 Foins à Courvières Courvières (Haut-Doubs) dimanche 13 juin 2021
Courvières (Haut-Doubs) dimanche 13 juin 2021
Courvières (Haut-Doubs) samedi 18 juin 2021
Sauge Courvières (Haut-Doubs) dimanche 19 juin 2021 Cladonie
Courvières (Haut-Doubs) dimanche 19 juin 2021 Lotier Courvières (Haut-Doubs) dimanche 19 juin 2021 Orpin âcre
Courvières (Haut-Doubs) dimanche 19 juin 2021 Coléoptère...
Courvières (Haut-Doubs) dimanche 19 juin 2021 |
"CECI EST UN TRES VIEUX LIVRE Si le jeune doctorant que j'étais dans les années 1970 – je n'avais pas 30 ans – avait fait un pas de recul pour interroger son projet d'écrire une thèse sur les truckeurs, il aurait rapidement été pris de vertige. Comment mène-t-on une enquête ethnographique parmi les camionneurs ? Que veut dire « faire du terrain » dans ce milieu particulier, avec ces individus si singuliers, réputés difficiles d'accès et affichant peu de sympathie pour les chercheurs de tout acabit ? À première vue, étudier la culture des truckeurs revêtait quelque intérêt et paraissait légitime. Mais si j’y avais réfléchi, j’aurais compris que cette entreprise comportait des difficultés considérables. Je me serais inquiété de ne pouvoir produire rien d’autre que des descriptions monotones de la vie de ces travailleurs, j’aurais craint que mes recherches ne soient grises et mornes, comme savent l’être les discours sociologiques et scientifiques. Après tout, les rares études qui existaient sur le sujet étaient terriblement ennuyeuses. Heureusement, je ne pensais à rien de tout cela lorsque j’entrepris, au mois de novembre 1975, de voyager avec les camionneurs dans le Nord-Ouest québécois. Le premier truckeur avec qui j’ai roulé – cela se passait entre Rouyn et Matagami par une soirée neigeuse – était plutôt encourageant. Il m’a signifié rapidement qu’il trouvait ma démarche sympathique, tout à fait intéressante. Il a insisté : les «gars» aiment jaser de qui ils sont et discuter de ce qu’ils font. Il était catégorique. À part quelques individus au mauvais caractère, qui ne parlent à personne de toute manière, je n’éprouverais aucun problème de communication avec les gars de truck. Je tenais un bon sujet. Son discours m’a rassuré, non sans me surprendre un peu. Avant lui, les gérants et les répartiteurs m’avaient fait entendre un autre son de cloche. Selon eux, je ne ferais pas de nombreux voyages avec les camionneurs; les circuits seraient trop longs, les camions trop inconfortables et, sauf exception, les chauffeurs n’auraient rien à dire ou ce qu’ils raconteraient serait sans intérêt. Ces messieurs se pressaient pour m’expliquer « ce qu’est essentiellement un truckeur », car ils prétendaient les connaître mieux que quiconque. Pour un peu, tous ces acteurs du milieu auxquels je n’avais rien demandé, souvent très gentils au demeurant, m’auraient reproché de ne pas assez m’intéresser à eux. Il y avait un air de déjà-vu dans ces mises en garde reçues lors de mes premières journées de terrain dans les entrepôts, ces antichambres du monde des camionneurs. J’avais vécu une expérience semblable au début d’un autre projet de terrain, dans un milieu pourtant très différent, celui des Innus de la Côte-Nord. Là aussi, on avait voulu me mettre en garde sur la véritable nature de ces « autres » auxquels je m’intéressais. À mon arrivée à l’aéroport de Longue-Pointe-de-Mingan, l’homme qui m’avait fait monter dans son pick-up pour me conduire au village montagnais n’avait pu s’empêcher de m’inviter à abandonner mon projet d’étude sur les Innus: «Y a rien à apprendre ! Y parlent même pas une vraie langue, les Indiens, y marmonnent toujours les mêmes sons ! » Cet homme se trompait, bien sûr. Ce peuple nomade avait de lui-même dompté ses peurs et ses angoisses face aux dangers d’une nature sans pardon, et ce, en cultivant une pensée et des activités originales. La culture innue est une réponse cohérente et inventive aux questions que pose l’existence humaine. Les Innus ont engendré un monde à partir de presque rien: des êtres humains, la rude nature labradorienne, la routine du trappage, les jours qui viennent et qui passent. Ils se fondaient littéralement dans un décor qui, aux yeux de la plupart d’entre nous, passait pour hostile et stérile. Pour celui qui ne veut pas comprendre, l’Indien nomade est un misérable, une sorte d’imbécile heureux qui vit dans la misère parce qu’il ne sait pas faire mieux. En réalité, il est admirable et donne à voir, à qui sait regarder, des trésors éblouissants. Dans mon esprit, il ne faisait aucun doute que la culture des camionneurs pouvait s’envisager de la même façon. Ceux-ci ne sont-ils pas en quelque sorte des nomades? En tout cas, je suis passé tout naturellement de la taïga à la route. Dans le camion, au fil de ces grandes distances, j’ai retrouvé le thème central de toutes mes réflexions: comment la rudesse, les obstacles et les petits riens peuvent devenir le terreau fertile de ce que Vladimir Jankélévitch a appelé le « rebondissement créatif », c’est-à-dire l’invention d’une conception du monde, du temps et de l’espace, des relations à soi et aux autres. Le truckeur, cet individu solitaire enfermé dans sa cabine et porté aux quatre coins du territoire par les lois de la circulation marchande, n’endurerait pas tout ce qu’il a à souffrir s’il ne participait pas aussi à la création d’une culture qui lui est propre. À l’époque, cette décision d’abandonner l’étude des cultures algonquiennes en faveur d’une immersion dans l’univers des camionneurs au long cours a provoqué la surprise parmi mes collègues. Ce fut comme si, dans le cercle où j’évoluais, l’anthropologie classique avait été traversée d’un frisson. La méthode que j’adoptai pour mener mon enquête ne les étonna pas moins par sa simplicité et sa candeur. Les nomades aiment le nomadisme. Les camionneurs aiment les camions. Pour les comprendre, j’ai aimé les camions comme j’ai aimé la taïga, en essayant simplement de saisir la réalité telle qu’elle se manifestait dans la tête de ceux qui la vivaient – sur le territoire à la manière innue, sur la route des camions à la manière des chauffeurs. Cela s’appelle la sympathie. C’est dans cet état d’esprit que, du mois de novembre 1975 au mois d’octobre 1976, j’ai voyagé sur une base régulière avec des truckeurs dans le Nord-Ouest québécois, sur les circuits de l’Abitibi et sur la route de la Baie-James. Cette route de la Baie-James, construite dans l’urgence pour permettre la réalisation des grands projets de barrages hydroélectriques du bassin de La Grande Rivière, les obstacles et les petits riens peuvent devenir le terreau fertile de ce que Vladimir Jankélévitch a appelé le « rebondissement créatif », c'est-à-dire l'invention d'une conception du monde, du temps et de l'espace, des relations à soi et aux autres. Le truckeur, cet individu solitaire enfermé dans sa cabine et porté aux quatre coins du territoire par les lois de la circulation marchande, n'endurerait pas tout ce qu'il a à souffrir s'il ne participait aussi à la création d'une culture qui lui est propre. C'est dans cet état d'esprit que, du mois de novembre 1975 au mois d'octobre 1976, j'ai voyagé sur une base régulière avec des truckeurs dans Nord-Ouest québécois, sur les circuits de l'Abitibi et sur la route de la Baie-James. Cette route de la Baie-James, construite dans l'urgence pour permettre la réalisation des grands projets de barrages hydroélectriques du bassin de La Grande Rivière, venait à peine d'être inaugurée. Elle était réservée exclusivement au transport des matériaux pour ces immenses chantiers. J'ai passé environ 80 jours sur la route, parcouru 11 000 kilomètres en camion ; j'aurai ainsi passé plus de 1 800 heures dans des cabines à voyager et à discuter, et plus de 80 heures dans les terminus, les entrepôts, les cours et les garages. La transcription de mes notes fait plus de 500 pages. Seules mes vieilles artères sauraient dire combien de frites, de hamburgers et de steaks furent engloutis au cours de ce périple. Travailler sur le terrain m'a en outre amené à me reposer et à rédiger mes notes dans des chambres de motel, dans de petites villes éloignées, après de longues journées de voyage au cours desquelles j'inscrivais, au hasard des arrêts, des mots et des phrases clés. Je les recueillais sur la route dans un petit carnet que je gardais dans ma poche. Une fois au motel, je recomposais, à l'aide de ces mots et de ma mémoire, les conversations et les discours entendus plus tôt. Le jour, donc, j'accompagnais le camionneur dans tout ce qu'il faisait en même temps que je l'écoutais, l'interrogeais et conversais avec lui. Le soir, j'écrivais. Ce dédoublement de ma personnalité n'allait pas sans poser de problème. Soyons francs. Dans le milieu, on me prenait pour un curieux individu. Je travaillais, certes, mais mes allures d'enquêteur, de fouineur ou, pire encore, mon aura d'intellectuel, tous ces attributs insolites pouvaient me valoir une mauvaise réputation. Mais le premier camionneur que j'avais rencontré avait vu juste, et, à force de circuler et d'échanger avec les truckeurs, une complicité s'est installée entre nous. Il fallait juste me faire une place dans ce monde déjà balisé, me creuser un trou dans cet univers chargé de symboles, d'habitudes et de principes solidement établis, afin que l'on puisse m'y reconnaître. Cette place, on me l'accorda en me conférant le nébuleux statuts d'« écrivain ». J'aurais pu tomber plus bas. En tout cas, c'était mieux que le statut de journaliste qu'on m'avait attribué au départ et sur lequel les truckeurs avaient des idées bien arrêtées. Je fus donc l'écrivain.
L'homme qui préparait un livre sur les camionneurs du nord
du Québec. C'est ainsi que partout on m'annonçait. Seuls les
gérants et les patrons, sans doute soucieux de me hisser à
ce qu'ils estimaient être digne de leur rang, s'en tenaient
à mon statut réel de chercheur en sciences sociales occupé à
rédiger une thèse de doctorat. Les truckeurs, eux, n'avaient
cure de l'universitaire. Ils tenaient à voir en moi l'auteur
d'un livre sur eux..."
Serge BOUCHARD - Mark FORTIER
- Du diesel dans les veines
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