Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°775 (2021-26)
mardi
6 juillet 2021
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Brocard (jeune ?) Courvières (Haut-Doubs) samedi 12 juin 2021 ... dans l'ombre, derrière la mangeoire pour les génisses... Courvières (Haut-Doubs) samedi 12 juin 2021
Courvières (Haut-Doubs) samedi 12 juin 2021
samedi 12 juin 2021 Brocard : il rejoint le bois. Courvières (Haut-Doubs) samedi 12 juin 2021
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Géranium des bois -
Geranium sylvaticum
Raiponce en épi -
Phyteuma spicatum |
"Les Quadrupèdes vivipares d'Amérique du Nord Vingt-quatre décembre 2018. Le colis est si gros qu'il n'entre pas dans la boîte aux lettres. Le facteur l'a laissé sous le porche. L'ouvrage à la jaquette ornée d'un troupeau de bisons sauvages que contient ce paquet ne m'arrive pas directement du Far West, mais tout comme : le pionnier de la nouvelle frontière dématérialisée qu'est M. Jeff Bezos n'est-il pas né à Albuquerque, au Nouveau-Mexique ? N'a-t-il pas été élevé au Texas, et n'a-t-il pas fondé sa mégalibrairie virtuelle sous les rivages de l'océan que contemplèrent Clark et Lewis de l'autre bord des montagnes Rocheuses ? Je porte le colis dans la salle à manger et le pose sur la table pour l'ouvrir à l'aide de mon canif. La veille, les enfants ont déballé leurs premiers cadeaux lors de la fête de Noël organisée dans la tour de Laval où vivent mes parents. Leurs jouets éparpillés jonchent le plancher de merisier entre le sapin et la table où repose mon paquet. Ils en recevront d'autres au cours du réveillon, et encore d'autres au souper de Noël du lendemain dans la famille de ma blonde. A mon tour de déballer le mien. Le livre est d'un grand format, trente centimètres sur vingt-sept environ, avec une couverture rigide noire recouverte d'une jaquette. Il fait quatre cent quarante pages et a été publié par Wellfleet Press, à Edison dans le New Jersey, et imprimé en Chine. Le copyright est daté de 1989 et a été renouvelé en 2005. Le titre : Audubon's mammals : The Quadrupeds of North America. Et cette indication au bas de la vignette : « Complete et unabridged. » Un site internet de vente d'ouvrages rares proposait récemment une édition originale, reliée en maroquin pourpre sur tranche dorée, pour cinq cent quatre-vingts mille dollars américains. Je le soulève, le soupèse, puis emporte jalousement mon trésor dans mon bureau, au sous-sol. Recueilli, je commence à feuilleter le chef-d'oeuvre. Un léporidé aux aguets m'accueille sur la page de titre. Puis les reproductions des gravures originales défilent sous mes yeux, séparées par les pages de texte nourries de notes abondantes mêlant études taxonomiques et observations sur le terrain, et regroupées sous les rubriques suivantes : noms scientifiques, communs, etc. ; traits spécifiques ; description ; coloration ; mensurations ; mœurs ; distribution géographique ; remarques d'intérêt général. Tandis que je tourne les pages, les gravures, plutôt que de respecter la classification linnéenne, se succèdent dans l'ordre chronologique de leur réalisation, commençant par les reproductions de la dizaine de planches lithographiques de format « éléphant » trimballées par Audubon jusque dans le Haut-Missouri. Le lynx roux ouvre le bal. Le texte fait huit pages. Occupant quatre pages à elle seule, la section « moeurs » est pimentée d'anecdotes personnelles et d'histoires de chasse. Je revois les marmottes qui ont effrayé la vieille Indienne dans la cabine du naturaliste sur l'Omega. L'écureuil de l'Oregon qui a confondu le chef des Iowas et fourni à Audubon la matière d'un cours de morphologie animale accéléré à l'intention du gros Provost. Page 195, je tombe sur ses wapitis. Après les échecs répétés des chasseurs lancés aux trousses du grand cervidé dans le Haut-Missouri, Audubon, de retour dans son domaine des rives de l'Hudson, a peint ce couple acheté en captivité à Philadelphie, puis l'a plaqué sur un arrière-plan de prairie sauvage. Il y a cent quatre-vingt-douze espèces en tout. Certaines sont le fruit de chevauchements. Les variations de couleur à l'intérieur d'une même espèce étaient un phénomène encore peu connu, et les Quadrupèdes traitent comme des espèces distinctes l'écureuil gris et l'écureuil noir, le vison et le vison noir (ou vison des montagnes), entre autres. D'autres espèces furent engendrées par de simples erreurs d'appréciation. Le cerf à longue queue, Cervus leucurus, de la page 332 est maintenant considéré comme une sous-espèce du cerf de Virginie. Et si Sciurus rubicaudatus, l'écureuil à queue rouge de la page 175, est aujourd'hui disparu du territoire nord-américain, ce n'est pas pour cause d'extinction, mais parce que les auteurs ont sans doute confondu deux espèces, ou considéré erronément comme indigène à l'Amérique du Nord un spécimen d'écureuil à queue rouge (Notosciurus granatensis) provenant en réalité de l'Amérique centrale. J'apprécie à leur juste valeur ces errements et imprécisions d'une science dont l'autorité encore fragile n'avait rien à voir avec la dictature cognitive que nous connaissons aujourd'hui. Le monde vivant n'avait alors pas encore été complètement quadrillé par la raison, et lorsque Audubon est tenté de conclure à l'existence d'une nouvelle espèce de cerfs devant la taille des biches que lui rapporte Provost, il a l'excuse de ne pas connaître la règle de Bergmann, formulée quatre ans plus tard par le biologiste du même nom. Elle énonce qu'à l'intérieur d'un même taxon (espèce, genre, famille, ordre...), les individus qui habitent les régions froides tendent à avoir une masse corporelle plus importante que ceux qui vivent sous des climats plus chauds. C'est ainsi que le lapin à queue blanche du sud est plus petit que le lièvre américains du nord qui est lui-même plus petit que le lièvre arctique, et que les cerfs de Virginie du Texas ressemblent à une variété naine du chevreuil québecois. Quant à Antilocapra americana, l'antilope d'Amérique, ses cornes ne sont pas creuses comme celles des antilopes d'Afrique, et les biologistes allaient plus tard découvrir que la gaine de kératine qui recouvre l'os de cet appendice tombe chaque année. La liste des peaux de mammifère conservées dans la saumure et rapportées de Fort Union, scrupuleusement compilée par Edward Harris, comprend deux porcs-épics, un faon, deux lièvres de Townsend, une souris à pattes blanches, un blaireau, six spermophiles rayés (ou écureuils terrestres à treize bandes) et une chauve-souris. Les naturalistes y ont aussi récolté vingt-sept espèces d'oiseaux, dont plusieurs nouvelles. Pour une expédition dont l'objectif premier avait été de documenter un ouvrage sur les quadrupèdes, le bilant paraît maigre. La cueillette d'échantillons allait se poursuivre au cours des années qui suivirent le retour du Haut-Missouri. Les spécimens arrivaient d'un peu partout. Spencer Baird, un jeune disciple du Maryland, procura à Audubon un pékan. Il figure à la page 135 du livre. Une grosse martre couleur chocolat. Sur internet, il est aujourd'hui de bon ton de critiquer l'art animalier de John James, de souligner le manque de réalisme de ses oiseaux et de ses quadrupèdes au poses prétendument naturelles. Ces contempteurs émettent leurs commentaires à partir d'une position décontextualisée, où précision photographique et définition numérique ont valeur de normes établies. Ils oublient que les Bushnell 7 x 35 n'ont pas toujours existé et que les contemporains d'Audubon n'avaient même jamais regardé à travers la lentille d'un foutu Kodak. Voilà qu'un peintre fixait pour eux des êtres vivants qu'ils n'avaient jamais vraiment pris la peine d'observer avant, si ça se trouve, de leur destiner un coup de fusil. Je suis le premier à reconnaître que les attitudes et les postures de ses sujets sont souvent outrées, d'une raideur empruntée, et dramatisées à l'excès. Mais avant de s'incarner, l'animal est d'abord un rêve, et tandis que je tourne les pages du lourd volume posé sur ma table de travail, je revois soudain le gros classeur à anneaux métalliques et couverture bourgogne dans lequel, sur des feuilles lignées percées de trois trous à la marge, j'ai entrepris, à huit ans, la rédaction de mon premier ouvrage, une espèce de protobouquin réservé à mon usage personnel, fruit de la passion dépourvu de toute illusion de postérité, ayant pour sujet la chose qui, déjà à cette époque, m'intéressait plus que tout dans la vie : l'histoire naturelle. Mon désir de livre se matérialisa d'abord sous la forme de ce paquet de feuilles perforées qui ne cessait de grossir entre les couvertures du gros cartable dont la parenté avec l'ouvrage d'Audubon, maintenant que, un demi-siècle plus tard, je suis assis dans mon bureau d'écrivain, n'a aucune chance de m'échapper. A dix ans, j'étais probablement devenu le plus grand spécialiste de Tamiasciurus hudsonicus de toute la Gaspésie. La population d'écureuils roux du petit bois de la gare, au bout de la rue des Hirondelles, n'avait plus aucun secret pour bibi. Les premières pages de ma somme leur furent consacrées. Habitat – Alimentation – Habitudes – Distribution – Observations personnelles... Mon travail consistait, pour l'essentiel, à recopier des passages entiers du Faune de l'Est du Québec d'A.E. Duchesnay, ma bible de l'époque. Et c'est tout aussi studieusement que je pillais le classique Mammifères du Canada de Banfield. Le tout augmenté d'anecdotes de mon cru et de mes notes de terrain... A l'automne 2017, lorsque mes parents ont cassé maison, à Laval, j'ai récupéré le Duchesnay au fond d'une garde-robe. Un ouvrage qui date de la préhistoire de l'imprimerie : couverture grise rigide et peu attrayante, textes illustrés de dessins en noir et blanc qui n'étaient guère plus que des reproductions d'esquisses au crayon. Pas de photos. Aucune couleur. Comparer ce vénérable dinosaure aux guides d'identification pratiques de l'ère moderne reviendrait à comparer une vieille patate et un kiwi. Pourtant, lorsque je convoque aujourd'hui ces drabes croquis qui ont nourri mes rêves et mes augures de bêtes sauvages, de la musaraigne pygmée à l'orignal, de la pipistrelle à l'ours blanc, ils remontent à ma conscience avec une netteté qui laisse loin dans la brume les prodiges de la captation numérique. Ces ternes silhouettes de formes vivantes, un regard d'enfant les dévorait. Un de ses yeux s'appelait Imagination, l'autre Amour. C'est la veille de Noël, je
continue de feuilleter le gros Audubon posé sur mes genoux.
Voici son castor aux longues incisives orangées entaillant
la base d'un tremble. Voici sa loutre, aussi douloureuse
qu'une scène de crucifixion avec sa patte prise entre les
mâchoires d'un gros piège métallique. C'est le drame, c'est
la vie. Et moi, j'ai à nouveau douze ans..."
Louis HAMELIN - Les
Crépuscules de la Yellowstone
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