Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°774 (2021-25)
mardi
29 juin 2021
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Rougequeue
noir mâle Rougequeue noir mâle Courvières (Haut-Doubs) samedi 22 mai 2021 <image recadrée> Courvières (Haut-Doubs) dimanche 23 mai 2021
Courvières (Haut-Doubs) dimanche 23 mai 2021
Courvières (Haut-Doubs) samedi 29 mai 2021
<image recadrée> <image recadrée>
Au bain... Courvières (Haut-Doubs) samedi 29 mai 2021
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Suggestion de lecture : " Le rêve commence, j'attendrai, je recevrai. Plus de vingt années de visions fugitives, bien rangées dans ma mémoire, sont là, je les sens comme une monture vibrante sous moi, impatientes et multiples. Si, bien souvent, il est permis de s'étonner de la lenteur d'un projet, quelquefois aussi une tâche considérable sera rapidement conçue. Le plus long, en ce qui me concerne, est l'attente, ensuite tout mon temps de réflexion. Ces délais passés, le parti de l'oeuvre arrêté, l'étape définitive peut être réglée en quelques jours. Pourquoi ? Cette question met en cause tout ce qui, dans la création, fait partie de l'accumulation des connaissances. Tout artiste agissant, a, dans sa mine de plomb, son pinceau, son burin, non seulement ce qui rattache son geste à son esprit, mais à sa mémoire. Le mouvement qui paraît spontané est vieux de dix ans ! De trente ans ! Dans l'art, tout est connaissance, labeur, patience, et ce qui peut surgir en un instant a mis des années à cheminer. [...] Sainte Camille, dix-huitième jour de juillet
La rencontre de Joseph, le potier, est toujours un plaisir. Vieux, cassé, petite tête ronde, cuit au soleil comme une brique, recuit par cinq pintes de vin chaque jour, plissé et creusé, le poil blanc, le regard vif, malicieux, vicieux ; d'immenses mains, belles de gestes précis, habituées à caresser les pots. Les pieds nus, contractés par le mouvement perpétuel du tour. Les bras et les jambes paraissent démesurés. Le tronc est, comme un énorme nœud, ramassé et voûté. Ce matin il m'a accueilli ainsi : « Voyez, Père, le travail avance ; regardez la terre, toujours bonne, souple dans son trou, bien mouillée, ni trop, ni pas assez : une pinte de temps à autre, il lui en autant qu'à moi, pas plus, pas moins. » J'ai observé l'atelier, depuis quelque temps je n'étais pas venu. J'avais appris que le tour de Joseph était arrivé et, nouvelle plus importante, que les premières tuiles fabriquées étaient prêtes pour la cuisson. « Comment sont-elles ? » ai-de demandé. Alors il s'installa au bout d'une table basse, trop neuve. Il s'installa comme pour une cérémonie devant cet établi massif, trapu, aux pieds énormes et rapprochés, croisillonnés en saint André, bordés et chevillés. Une table pesante qui ne bouge qu'à quatre, un homme par pied en somme. A sa droite il posa un escabeau, sur l'escabeau un tian, dans le tian il versa de l'eau. A sa gauche un autre escabeau, sur lequel il installa un couffin de sable fin, jaune brillant. Pendant ces préparatifs, j'observais ses rapides coups d'oeil quêtant l'approbation, sa bouche serrée, plissée par un demi-sourire. Puis il alla à la fosse à terre, souleva les toiles mouillées et transporta un pain d'argile de soixante livres au moins ; en gestes lents, sans précipitation. Joseph me faisait voir ainsi qu'il faisait tout, mais pas plus vite que d'habitude. A l'établi, trois outils étaient suspendus : le premier, un cadre en fer d'un demi-pouce d'épaisseur en forme de trapèze, le second une règle carrée, le troisième une forme pleine, arrondie, une tuile en bois, massive, emmanchée à son extrémité la plus large, comme une pelle bombée à l'envers. Après avoir posé le cadre en fer, la grande base du trapèze vers lui, il serra ses deux mains sur les angles de la table, baissa la tête, ferma les yeux, puis m'éloigna d'un geste, sans doute pour m'éviter les éclaboussures. Cette scène, je le compris, voulait dire : « Voilà, je suis installé, c'est maintenant que je commence. » Des gestes rituels et précis se succédèrent avec rapidité : il plonge ses mains dans le couffin et fait pleuvoir le sable en couche mince sur le cadre et sur la table, enfonce ses doigts dans le pain, les pouces se marient, et les doigts se rejoignent, arrachent le bon, l'exact morceau d'argile, et du même geste le laissent choir au milieu du cadre où il s'étale, remplit aux trois quarts la surface du trapèze. Continuant ce souple mouvement, il plonge les mains dans le tian d'eau puis répartit la terre, la pousse dans les angles, en écrasements, glissements humides et luisants. Avec la règle carrée, le battant, il passe et repasse en appuyant légèrement, tour à tour, sur les bords du cadre. Là, il s'arrêta, appela mon attention, et refit les mêmes mouvements en basculant imperceptiblement le battant une fois dans un sens, une fois dans l'autre. Il murmura : « il faut la travailler en voûte, c'est là qu'elle résiste. » En un instant il souleva le cadre, fit glisser la plaque jusqu'au bord de la table, la reçut sur la forme arrondie. La plaque épousa la forme de l'outil ; elle était devenue une tuile. Puis il se retourna, fit quelques pas, et la posa au sol à côté de centaines d'autres abritées sous des claies de paille. D'un geste sec et précis il la fit glisser, et elle resta comme une voûte arc-boutée, équilibre fragile, compromis de résistance miraculeux entre la plasticité de l'argile et la loi des efforts. La pâte trop dure aurait rendu la fabrication difficile et longue ; trop molle, la tuile se serait affaissée ou déformée. La cérémonie était terminée, Joseph regarda sous les claies tous ses enfants. Tournant sa tête sans changer la position de son corps, cou penché et mains aux hanches, il m'observa en souriant. Attitude de la vanité de l'homme du métier. Moi j'admirais ; Joseph le compris ; alors il changea, regarda son champ de tuiles en imitant mon émotion, elle sincère. Je sus qu'il allait s'excuser : « Ah, père ! La magie, tu vois, c'est pas moi, mais le sable. Cette pègue de merde roule, glisse, devient légère, elle est domptée par le sable. Tu as vu tout à l'heure, elle n'a pas collé, le cadre n'a pas arraché, elle a couru sur la table et maintenant, hop là. » Il saisit son manche et d'un geste sec, il imita le même mouvement qu'il avait fait accroupi : « Ah, dit-il, quand je passe devant un de mes toits, je sais que je l'ai caressé des milliers de fois, et ça c'est quelque chose. » C'est vrai, tout ce monde
sort de ses mains, depuis le moment où il arrache de ses
grands doigts jusqu'au jour où il défournera ; cent
fois il aura caressé cette peau toujours belle, avec ce
geste qui frotte pour faire valoir la matière. Longtemps
j'ai contemplé ces formes côte à côte pour des
siècles ; je souhaite qu'elles s'aiment et vivent
heureuses ensemble. Je voudrais bien que Joseph sache tout
ce que je pense, croie tout ce que j'apprécie, comprenne que
ce que j'ai vu est une joie de ma vie..."
Fernand POUILLON - Les
Pierres Sauvages
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