Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°769 (2021-20)
mardi
25 mai 2021
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Premier Rougequeue noir Courvières (Haut-Doubs) samedi 27 mars 2021 samedi 27 mars 2021
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Courvières
(Haut-Doubs)samedi 27 mars 2021 Sur le compost Courvières (Haut-Doubs) samedi 27 mars 2021
Courvières (Haut-Doubs) vendredi 9 avril 2021
Courvières (Haut-Doubs) vendredi 9 avril 2021 <image recadrée>
Rougequeue noir femelle
Rougequeue noir mâle Courvières (Haut-Doubs) samedi 17 avril 2021
Courvières (Haut-Doubs) samedi 17 avril 2021
Sur le compost
Courvières (Haut-Doubs) samedi 24 avril 2021
Sous les nuages
Courvières (Haut-Doubs) dimanche 2 mai 2021 |
"Lectures
Je suis loin de chez moi et il pleut, une lourde pluie faite pour durer des jours. Je cherche de la lecture ; je fouille dans les placards. L'an dernier, j'avais porté ici deux ou trois corbeilles à linge de livres que, faute de bibliothèque, j'avais rangés à divers endroits, sur des étagères. Voilà le journal de Delacroix, et deux volumes dépareillés de sa correspondance générale. Nous croyons vivre des temps exceptionnels ; ils sont communs. Le 7 mai 1833, Delacroix écrit à Elisa Boulanger : « Le temps est abominable, il fait froid, il pleut. Je n'ai jamais vu ça. » C'est ce qu'on m'écrivait hier à propos du mois de mai 1965. N'avoir jamais vu ça console, dirait-on, de voir précisément ce qu'on voit. On a vu ça très souvent ; on a toujours vu ça et tout le monde l'a vu. Il faudrait se consoler d'autre façon. Il a toujours plu en mai, il a toujours fait froid en mai ; on a toujours langui après les langueurs du printemps, alors qu'en réalité c'est une saison naturellement aigre et nerveuse, sauf dans ses jours qui touchent à l'été. Dans le courant de ma jeunesse j'ai entendu dire : « Je n'ai jamais vu ça ! » et chaque fois on l'avait déjà vu. Nous avions à cette époque un voisin, qui avait mis tous ses espoirs dans un verger de pêchers. Chaque année ses arbres fleurissaient de magnifique façon et il disait content de lui : « Je n'ai jamais vu ça ! » Chaque année, à l'époque des saints de glace, vers le 12 mai, la gelée emportait les fleurs et il grommelait : « Je n'ai jamais vu ça ! » Il le voyait chaque année, mais ne pas en convenir restituait aux dieux la gloire – et le mystère – qui entoure leurs gestes ; sans compter que succomber sous des coups exceptionnels n'était déjà presque pas succomber. Un malheur qui n'est pas ordinaire flatte. Au cours de l'été 1850 on voit Delacroix faire état de sa solitude pour s'en féliciter. Il est à la campagne. « Je fais ,dit-il mes compagnons des prairies et des bois. » Il n'imagine pas qu'on puisse rester à Paris avec la foule quand on peut avoir pour amis les grands arbres et les fleurs des champs. C'est la description enthousiaste du moindre talus, du plus petit sentier, de la plus mince touffe de jonc, d'une feuille, d'une abeille, jusqu'à une fourmi. Pour quelqu'un d'averti, c'est le signe qu'il se pousse du col, qu'en réalité il est en train de suer sang et eau pour ne pas être seul. Et tout à coup, au retour d'une de ces promenades enchantées (selon son dire) où il n'a pas cessé de voir d'inimaginables beautés dans le plus banal fœtus, il avoue : « En passant au village, je suis allé acheter des pâtisseries pour égayer ma solitude. » Il n'est pas facile d'être seul, et surtout il n'est pas facile d'être seul longtemps. Un jour, c'est le rêve, deux jours, le paradis, trois, on revient déjà (pour en augmenter le délire) sur les qualificatifs qu'on a donnés à cet état parfait. Quatre jours, les descriptions commencent. A la fin de la semaine, on ira acheter des choux à la crème parce que les choux à la crème ne sont pas l'oeuvre de Dieu et qu'ils laissent supposer l'existence du pâtissier. Les pâtisseries achetées par Delacroix lui flanquent la colique. Il le note le lendemain. Je m'y attendais. Moi aussi j'ai vêcu en Arcadie. « Le secret pour ne pas s'ennuyer, dit-il, c'est d'avoir des idées. » Oui, mais pas n'importe lesquelles ; des idées de Delacroix, ou. J'ai vu des gens s'ennuyer, notamment en prison, s'ennuyer à mort, puisque l'un d'eux en est venu à se couper la gorge, tout doucement, sous sa couverture. Il ne manquait cependant pas d'idées : la preuve ! Il faut en avoir pour aller chercher lentement sa carotide avec un petit couteau. Un peu plus loin il dit : « Agis pour ne pas souffrir. » Il en a de bonnes ! Agis pour ne pas souffrir sur l'instant, mais après ? L'action ne devrait donc pas s'arrêter et nous ne sommes que des hommes. On sait bien que certaines actions font souffrir. De quelle souffrance s'agit-il ? Physique ou morale ? Morale, c'est peu de chose, mais physique, halte-là et saluez ! Voilà notre maître. Essayez d'agir avec des coliques néphrétiques ou un mal aux dents carabiné ? Ces formules sont des remèdes de bonne femme. Rien n'empêche de souffrir. Et voilà ce qui est absurde : la souffrance physique, quand elle n'est pas une sonnette d'alarme, quand elle forme un « tout » dont précisément on ne peut pas sortir. « Que je me trouve heureux de ne plus être forcé d'être heureux, comme je l'entendais autrefois ! » Il n'a que cinquante-quatre ans quand il écrit cette phrase admirable, mais, cinquante-quatre ans, il y a plus de cent ans, c'était la vieillesse. Aujourd'hui, je me dis chaque jour que je ne reviendrais pas dans mes anciennes forces pour tout l'or du monde. La jeunesse peut bien s'ébrouer, je ne l'envie pas. Je n'envie même pas la mienne qui fut très heureuse et comblée (quoique pauvre). S'il y a vraiment un moyen de tirer du bonheur de ce monde imprécis qui nous entoure, c'est maintenant que je le connais et que j'en fais usage. Le hourvari des jeunes gens en train de piller les voluptés de l'univers ne m'impressionne pas. Je sais qu'ils me laisseront toujours le meilleur, qu'ils ne saurant pas qu'en faire, qu'ils ne sont pas taillés pour en faire quelque chose et que, pour me régaler, je n'ai qu'à passer paisiblement après eux. J'ai aussi trouvé un Shakespeare. On me dira : ce n'est pas nouveau. Voire. Je m'aperçois que je connaissais très mal les deux parties de Henri IV. Voilà Hotspur. C'est Achille (et Achille marié, ce qui n'est pas à la portée de tout le monde), et c'est Achille 1965. « Par le ciel, dit-il, je crois qu'on bondirait sans mal pour aller sur la lune au front pâle, cueillir l'éblouissante gloire, et que l'on plongerait jusqu'aux ultimes profondeurs de l'océan jusqu'aux abîmes où la sonde n'atteint pas, pour saisir aux cheveux cette gloire engloutie. » Ce niais – car il l'est comme Achille- ne se doute pas que c'est la politique qui tire les ficelles de ces miroirs aux alouettes que sont les abîmes du ciel et de la mer. L'avenir le lui apprendra. Voilà une citation pour les murs du Cap Canaveral et les déserts de la Mongolie. J'aime beaucoup la femme d'Hotspur. Elle lui dit (en substance) : « Enfin, voyons, qu'est-ce qu'il y a ? Tu bouges tout le temps, tu chantes le clairon de Déroulède en dormant, tu me flanques des coups de talon comme si j'étais un cheval de bataille. N'y a-t-il pas mieux à faire avec une femme ? » Cela me ramène fort loin, disons vers 1930, 34. Qu'est-ce qu'on a fait en ce temps-là comme défilés, de la Bastille au Panthéon ! Et je te crie, et de te rends le poings, et je te porte des pancartes, et je te chante le fameux clairon, et je te flanque les fameux coup de talon, alors qu'il y avait certes mieux à faire avec les femmes qui défilaient et qui, précisément, défilaient parce qu'elles n'avaient pas autre chose à faire. Marx n'oublie qu'une chose : c'est que les femmes sont jolies. Il ne le dit pas une seule fois dans les cinq cent mille lignes du Capital. Or, la beauté des femmes compte, même (et peut-être surtout) dans les révolutions, et dans l'économie politique. Les fils de Marx, par contre (ou ses beaux-fils) ne l'ont pas oublié. « Que d'ignobles gredins remplissent la place pendant que cette belle âme vient de s'éteindre. » Ce n'est plus Shakespeare : c'est Delacroix auquel je suis revenu. C'est la mort de Chopin, le 20 octobre 1849. Mais non, mais non, monsieur Delacroix, ce serait trop simple : il n'y a pas plus d'ignobles gredins que de belle âme ; il faut de tout pour faire un monde et, s'il n'était peuplé que de Chopins, il ne serait pas habitable. D'ailleurs, êtes-vous si sûr de la beauté de cette âme ? Et de la laideur de celle-ci ? Croyez-moi, c'est le mélange qui fait la saveur. Faut-il apprendre à un peintre que, sans le noir le blanc n'existerait pas ou que sans ombre, pas de lumière ? Il le savait. Je ne vais pas prétendre apprendre quoi que ce soit à Delacroix, surtout de si banal. Il aimait Chopin et il a dit la première chose qui lui est venue à l'esprit. Avec les premières choses qui nous viennent à l'esprit, nous construisons un univers qui est bien loin – non pas du véritable que personne ne peut connaître – mais du supportable. Shakespeare de nouveau : Falstaff ! Ce moderne au milieu de ces gens du Moyen Age (Hotspur, Kate, Henri IV, Westmoreland, Mortimer) et de la Renaissance (le prince de Galles). Le prince le tourne en dérision, les autres l'ignorent. Le rencontreraient-ils, qu'ils ne comprendraient pas et ne sauraient pas s'en amuser. Quand Falstaff entre sur le champ de bataille, Hotspur sort. Le prince peut être avec Falstaff sur la scène, pas Hotspur. Si Hotspur parle de la lune, c'est comme d'un but très haut qu'il lui suffit d'imaginer pour l'atteindre. Il suffira de faire maigrir Falstaff pour qu'il consente, par contre, à se faufiler dans une capsule spatiale. Il faut beaucoup plus de courage à Hotspur qu'à Falstaff, comme on dirait : « Il faut plus d'essence à cette voiture qu'à cette autre pour parcourir le même nombre de kilomètres (c'est-à-dire vivre). » Le prince a lu Machiavel ; il peut aller dans la lune par les moyens d'Hotspur et par les moyens de Falstaff. Il sera roi. « Ecartez-vous, vous autres les nobles », dira Falstaff. « Noble » ici est équivalent de ce que Freud appelle un « acte manqué ». Enfin, j'ai trouvé un roman
policier et, dans celui-là, une phrase qui dépeint l'homme
des pieds à la tête : « Tout le monde apprécie un
bon meurtre de temps en temps. »..."
Jean GIONO - Les
trois arbres de Palzem
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