Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°768 (2021-19)
mardi
18 mai 2021
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Lamier pourpre - Lamium purpureum Courvières (Haut-Doubs) samedi 3 avril 2021
Rougequeue noir Courvières (Haut-Doubs) samedi 3 avril 2021
Rougequeue noir Courvières (Haut-Doubs) samedi 3 avril 2021
Bergeronnette grise
(se battant)
Courvières
(Haut-Doubs)Courvières (Haut-Doubs) samedi 3 avril 2021 samedi 3 avril 2021
Courvières (Haut-Doubs) samedi 3 avril 2021
<image recadrée> Primevère sp. Courvières (Haut-Doubs) samedi 3 avril 2021
Troglodyte mignon Courvières (Haut-Doubs) dimanche 4 avril 2021 <image recadrée>
Courvières (Haut-Doubs) dimanche 4 avril 2021
<image recadrée> Courvières
(Haut-Doubs)
dimanche 4 avril 2021
Primevère Courvières (Haut-Doubs) lundi 5 avril 2021 Courvières (Haut-Doubs) lundi 5 avril 2021 [à suivre...] |
LE NAVIRE
1 La sirène du navire poussa une plainte qui déchira le crépuscule qui couvrait la ville. Le capitaine Joao Magalhaes, appuyé au bastingage, contemplait les maisons de construction ancienne, les clochers des églises, les toits noirs, les rues pavées de pierres énormes. Son regard embrassait une grande variété de toits mais il ne voyait qu'un petit tronçon de rue où il ne passait personne. Inconsciemment il sentait que ces dalles dont des mains esclaves avaient pavé la rue étaient d'une beauté émouvante. Il trouvait beaux aussi les toits noirs et les cloches des églises qui commençaient à sonner pour appeler les croyants à la prière. De nouveau la sirène hurla, déchirant le crépuscule qui descendait sur la ville de Bahia. Joao tendit les bras dans un adieu, c'était comme s'il se séparait d'une femme aimée chère à son corps. A l'intérieur du navire des hommes et des femmes bavardaient. Sur le quai, près de l'échelle, un homme vêtu de noir, un chapeau de feutre mou à la main embrassait une jeune femme très pâle. A côté de Joao un type gras adossé à un banc s'entretenait familièrement avec un commis voyageur portugais. Un autre homme regardait sa montre et disait à qui voulait l'entendre :
Joao songea que la montre du voyageur retardait car la sirène appela une dernière fois ; ceux qui restaient sautèrent sur le quai, ceux qui partaient se penchaient au bastingage. Le halètement des machines lui donna soudain la certitude du départ. Il se tourna vers la ville, étrangement ému et regarda de nouveau les vieux toits et le tronçon de rue chaussée de pierres gigantesques. La cloche carillonnait et Joao imagina que cet appel était pour lui, qu'il l'invitait à parcourir encore la ville, à descendre ses rues en pente pour manger du mingau à l'aube dans le Terreiro, boire de la cachaça aux plantes aromatiques, jouer à la ronda le matin dans un coin du marché, au sete-e-meio l'après-midi chez Violeta avec de joyeux compères, au poker le soir au cabaret avec ces hommes riches qui le respectaient, puis à l'aube, les cheveux en bataille, tenant des propos galants aux femmes qui passaient les mains croisées sur la poitrine à cause du froid, repartir en quête de copains pour aller faire la bombe et jouer de la guitare dans la ville basse. Ensuite c'étaient les soupirs de Violeta, la lune qui entrait par la fenêtre ouverte de leur chambre, le vent qui secouait les deux cocotiers du jardin et, qui sait, emportait peut-être jusqu'à la lune ses soupirs d'amour. Les sanglots de la jeune femme blême lui firent oublier ses pensées. Elle disait sur un ton de certitude inéluctable :
L'homme l'embrassait avec une fièvre douloureuse et répondait le souffle court :
La voix de la jeune femme était brisée, Joao eut pitié d'elle :
L'homme essaya de répondre mais sa voix s'étrangla, il hocha la tête, regarda l'échelle puis Joao comme s'il l'appelait au secours. La femme maintenant sanglotait : « Je ne te reverrai plus »... L'homme en noir continuait à regarder Joao, il était seul avec sa douleur. Joao resta un moment indécis, ne sachant pas comment manifester sa sympathie. Il eut envie de descendre à terre mais déjà les matelots retiraient l'échelle, le navire se préparait au départ. L'homme n'eut que le temps d'embrasser les lèvres de la jeune femme d'un baiser ardent, long et profond, comme s'il voulait attraper la maladie qui rongeait la poitrine de son épouse, puis monta à bord mais sa douleur fut plus forte que son orgueil et ses sanglots retentirent sur le pont ; même le gros colonel [Titre honorifique donné aux gros propriétaires terriens] s'arrêta de bavarder avec le voyageur de commerce. Sur le quai quelqu'un criait :
Une autre voix disait :
2 Quelques rares mouchoirs lançaient des adieux et sur un visage coulaient des larmes, le jeune visage d'une femme à la poitrine secouée de sanglots. Le nouveau quai de Bahia n'était pas encore construit et les eaux envahissaient presque la rue. Le navire fit ses premières manœuvres tout en s'éloignant lentement. La jeune femme qui pleurait agitait son mouchoir mais déjà elle ne distinguait plus parmi les passagers celui à qui elle avait donné son cœur. Puis le navire prit de la vitesse et ceux qui le regardaient partir se dispersèrent. Un homme âgé, soutenant la jeune femme par le bras, l'entraîna en murmurant des paroles de consolation et d'espoir. Le navire s'éloignait de plus en plus. En ces premiers instants du voyage des groupes se formaient pêle-mêle, les femmes commençaient à se retirer dans leur cabine, les hommes regardaient les roues qui fendaient la mer. Car à cette époque les navires qui faisaient la traversée de Bahia à Ilhéus avaient encore des roues, comme si au lieu d'avoir à vaincre la grande mer océane, où règne en maître le vent du sud, ils allaient naviguer sur un fleuve aux eaux paisibles. Le vent souffla plus fort emportant vers la nuit de Bahia des bribes de conversation où l'on distinguait des mots prononcés d'une voix plus forte : terres, argent, cacao et mort.
3 Les maisons disparurent ; Joao faisait glisser la bague autour de son doigt, essayant de détourner son regard de l'homme en noir qui s'excusait en s'essuyant les yeux :
Joao regarda la mer d'un vert sombre et c'est alors seulement qu'il se rappela les raisons qui l'obligeaient à fuir la ville. La bague de l'ingénieur lui allait parfaitement comme si elle avait été faite tout exprès pour lui. Il murmura :
Il se surprit à rire au souvenir de l'ingénieur. Un vrai pigeon, celui-là, il n'entendait rien au poker et il y avait laissé tout ce qu'il possédait, y compris sa bague. Aussi cette nuit-là, une semaine auparavant, Joao avait ratissé la table ; au seul colonel Juvencio il avait gagné un conto cinq cents. A qui la faute ? Certainement pas à lui. Ce soir-là il était bien tranquille allongé à demi-nu sur le lit de Violeta qui chantait de sa voix légère en lui caressant les cheveux quand le groom du Tabaris était venu, après avoir parcouru toute la ville à sa recherche. Rodolfo se débrouillait toujours pour le caser dans une partie de poker. Quand il manquait un partenaire il demandait aux joueurs :
En général il y avait quelqu'un qui le connaissait, qui avait déjà joué avec lui. Les autres demandaient :
Rodolfo feignait l'indignation :
Il mentait de l'air le plus sérieux du monde et ajoutait même :
Pour prix de ses services Rodolfo recevait une bonne commission et il savait qu'à une table où jouait Joao Magalhaes la boisson coulait à flots et on ne regardait pas à la dépense. Il envoyait le groom chercher Joao et préparait les cartes. Cette nuit donc Joao était
indolemment abandonné aux caresses de Violeta, presque
endormi au son de sa voix quand le groom apparut. Il
s'habilla très vite et bientôt il était assis à une table
dans l'arrière-salle du casino. Il avait gagné un conto cinq
cents au colonel Juvencio et tout ce que l'ingénieur avait
en poche, même sa bague de promotion que le jeune homme mit
sur le tapis, quand il reçut un carré de dames après que
Joao eut distribué les cartes. Malheureusement pour lui le
capitaine Joao Magalhaes avait un carré de rois. Seul un
autre joueur, un commerçant de la ville basse, gagna deux
cents et quelque mille reis. C'était sa technique,
partager les gains avec un partenaire. Et comme le capitaine
avait un caractère bizzare il choisissait le gagant selon la
couleur de ses yeux qui devaient ressembler à ceux d'une
jeune personne de Rio qui avaient regardé un jour le jour
professionnel avec mépris et dégoût. C'était déjà l'aurore
quand ils quittèrent la table et Rodolfo évalua la bague à
plus d'un conto. L'ingénieur avait misé trois cent
vingt mille reis sur son carré de dames. Joao exultait sur
le pont du bateau. « Il n'y a que les crétins pour
croire aux dames... »...
Jorge AMADO - Les
terres du bout du monde
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