Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°765 (2021-16)
mardi
27 avril 2021
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) samedi 20 février 2021
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Scille à deux feuilles La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) samedi 6 mars 2021
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La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) vendredi 12 mars 2021 Sous une giboulée !
Pervenche |
" Prologue Ludmilla et Edgar. Edgar et Ludmilla. Il m’est impossible d’imaginer ce qu’aurait été leur destin l’un sans l’autre. J’ai eu le privilège de les connaître tous les deux, ensemble et séparés. Ce qui a été écrit sur eux, leurs succès, les scandales auxquels ils ont été mêlés, leur réussite éclatante et leurs périodes de crise, voire de déchéance, rien ne peut être compris sans entrer dans le détail du couple qu’ils ont formé. Cependant, de cela bien peu ont parlé et pour cause. L’essentiel de cette question est resté caché. Ils se sont livrés avec complaisance à la mise en scène de plusieurs de leurs mariages et de quelques-unes de leurs séparations, mais ils n’ont fait connaître au monde – et avec quel éclat – que ce qu’ils voulaient bien montrer. Ces représentations correspondaient à ce que le public attendait d’eux et non aux sentiments, aux émotions, aux joies et aux déchirements qu’ils ressentaient vraiment. Voilà ce qui, plutôt, m’intéresse et que je compte vous livrer. Je suis un des seuls à les avoir longuement interrogés sur ces questions, à partir du début des années 2000 et jusqu’à leur mort. J’ai ajouté à ces souvenirs une enquête minutieuse qui m’a mené de Russie en Amérique, du Maroc à l’Afrique du Sud. Tous ces lieux ont servi de décor à ces deux personnages, et même à trois, si l’on veut bien considérer que leur vie commune était un être particulier, fait de leurs deux personnalités en fusion. Avant de commencer ce périple, je voudrais vous adresser une discrète mise en garde : ne prenez pas tout cela trop au sérieux. Dans le récit de moments qui ont pu être tragiques comme dans l’évocation d’une gloire et d’un luxe qui pourront paraître écrasants, il ne faut jamais oublier que Ludmilla et Edgar se sont d’abord beaucoup amusés. Si je devais tirer une conclusion de leur vie, et il est singulier de le faire avant de la raconter, je dirais que malgré les chutes et les épreuves, indépendamment des succès et de la gloire éphémère, ce fut d’abord, et peutêtre seulement, un voyage enchanté dans leur siècle. Il faut voir leur existence comme une sorte de parcours mozartien, aussi peu sérieux qu’on peut l’être quand on est convaincu que la vie est une tragédie. Et qu’il faut la jouer en riant.
I
Ils étaient quatre, deux filles et deux garçons, à rouler dans une Marly couleur crème et rouge pour relier Paris à Moscou. Cette voiture était en 1958 l’image même de la modernité. Elle rompait avec le vieux modèle de la « Traction » Citroën et entendait rivaliser avec les américaines. Simca, le constructeur, l’avait offerte pour cette expédition, séduit par l’idée de faire admirer sa production dernier cri aux foules soviétiques. Je ne sais pas si vous avez déjà vu une Marly ? Pour les besoins de ce récit, je suis allé admirer le modèle de la collection Schlumpf, à Mulhouse. C’est une espèce de grosse baignoire de tôle, au ras du bitume, tout en longueur et en chromes, pas le véhicule idéal pour affronter de mauvaises routes. Or, en cette fin du mois d’avril, dans une Europe de l’Est à peine remise de la guerre et occupée par les Russes, les ornières creusées par les camions et les chars étaient profondes. Le gel formait de véritables rails dans la boue et la Marly avait souvent bien du mal à s’en extraire. Qui parmi les quatre voyageurs avait pris l’initiative de cette expédition ? Paul, vingt-trois ans, le plus âgé du groupe, revendiquait volontiers la paternité du voyage. Mais il y mettait plus ou moins de force en fonction des circonstances. Lorsque tout allait mal, qu’ils étaient obligés de pousser la voiture, de marcher des heures pour trouver le carburant qui les dépannerait ou lorsque les averses détrempaient leur campement et les faisaient patauger dans des flaques glacées dès le réveil, Paul ne semblait plus trop pressé de prendre à son compte un tel calvaire. Mais dès que le soleil revenait, faisait verdir les champs, dès que des portions asphaltées permettaient de rouler à vive allure, les fenêtres ouvertes, en chantant tous les quatre, il recommençait à se vanter d’avoir conçu ce projet fou. En vérité, c’était plutôt à Nicole, sa compagne, que revenait le mérite – ou l’imprudence – de cette aventure. Fille d’un ouvrier typographe de Rouen, elle avait été élevée dans le culte de l’URSS. Son père parlait avec tendresse de la « Patrie des Travailleurs » et il avait pleuré, cinq ans plus tôt, la mort de Staline. À Paris où elle était venue suivre des études de médecine, Nicole mettait un point d’honneur à défendre les idées de sa famille, malgré les sarcasmes des jeunes bourgeois qu’elle côtoyait. Elle était l’amie de Paul depuis un an. Otage de l’amour, ce fils de notaire parisien, étudiant en droit et destiné à succéder un jour à son père, était tout sauf un révolutionnaire. Il subissait sans protester les plaidoyers communistes de sa compagne. Il avait compris qu’elle vivait un douloureux dilemme : plus elle s’éloignait de son milieu, plus elle avait besoin d’en défendre les valeurs. Parfois cependant, en entendant son amie lui décrire les charmes de la Révolution bolchevique, il ne pouvait s’empêcher d’exprimer des doutes. Nicole protestait. La discussion devenait violente et sans issue car personne ne voulait renoncer à ses certitudes. Un beau jour, Nicole proposa de trancher ce débat : « Et si on allait voir sur place, en URSS, ce qu’il en est ? » Lancée d’abord comme un défi, l’idée d’un voyage en Union soviétique avait occupé toute l’activité de Paul et de Nicole ces derniers mois. Il leur avait fallu avant tout régler l’épineuse question des visas. Le pays était en pleine déstalinisation. Sous la direction de Khrouchtchev, il s’engageait dans une confrontation planétaire avec les États-Unis. Montrer que le socialisme pouvait apporter le bien-être aux masses, ce qui, à l’époque, voulait dire leur fournir une machine à laver, une voiture et un téléviseur, faisait partie de la stratégie de communication du nouveau pouvoir. Des journalistes occidentaux étaient invités à témoigner ; ils étaient strictement encadrés et conduits dans des villes, pour y voir ce qu’on avait décidé de leur présenter. Quel que fût leur talent, ces professionnels restaient suspects aux yeux des opinions occidentales. Faire témoigner des jeunes, leur laisser traverser le pays, pouvait constituer un extraordinaire coup de pub pour le régime communiste. À condition, bien sûr, que les jeunes en question offrent des garanties et viennent dans un esprit « constructif ». Paul et Nicole constituaient, chacun à sa manière, des profils rassurants pour les autorités soviétiques. Le général de Gaulle, en cette année 1958, revenait au pouvoir. Son scepticisme à l’égard de l’Alliance atlantique était apprécié à Moscou. Par un oncle du côté
maternel qui était député gaulliste, Paul se fit recommander
auprès de l’ambassadeur de l’URSS à Paris. Les références
impeccablement communistes de la famille de Nicole lui
permirent par ailleurs d’actionner un réseau de camarades à
même, sinon de convaincre les autorités soviétiques, du
moins de les rassurer. Les visas furent finalement accordés
mais les jeunes gens prirent l’engagement de soumettre leurs
textes avant toute publication au ministère de l’Information
à Moscou. Ils acceptaient aussi d’être accompagnés dans leur
parcours en territoire soviétique par un commissaire
politique, pudiquement dénommé « guide touristique ». Enfin,
ils s’engageaient à obtenir le soutien d’un grand magazine
populaire, afin de donner à leur témoignage
– contractuellement positif – un large
retentissement. L’autre fille de l’expédition était une
certaine Soizic. Elle avait quitté sa Bretagne natale pour
suivre à la Chaussée-d’Antin une formation courte de
dactylo. C’était une grande rousse plutôt futile qui n’avait
jamais beaucoup aimé les études. Passionnée par la mode, le
cinéma, les boîtes de nuit, elle avait vu dans cette idée de
croisière automobile une occasion de s’amuser. La
perspective de se faire prendre en photo à son avantage et
de se trouver un jour dans les pages d’un grand magazine
– Paris-Match était partenaire de l’aventure –
l’excitait beaucoup. Son flirt du moment lui avait proposé
ce voyage. Elle le connaissait depuis peu, mais en était
tombée très amoureuse. C’était Edgar, le quatrième membre de
l’expédition. Edgar, notre Edgar. Le voici pour la première
fois, lui que nous allons suivre tout au long de cette
histoire. Je dois m’arrêter un peu pour le présenter.
Lorsque l’on a connu quelqu’un à plus de quatrevingts ans,
il est difficile de reconstituer ce qu’il a pu être à vingt.
La tentation est grande d’affecter le jeune homme des mêmes
qualités et des mêmes défauts que l’âge et les épreuves ont
révélés. Ce n’est pas toujours pertinent. Cependant, d’après
les témoins de l’époque, deux traits de personnalité qui
caractérisaient le jeune Edgar resteront présents chez le
vieil homme que j’ai côtoyé : l’énergie et la
séduction. L’énergie n’était pas chez lui synonyme
d’agitation. C’était plutôt une plante à croissance lente
qui était loin d’avoir pris sa pleine dimension. Au moment
de ce voyage, cette énergie était encore enfermée au-dedans
de lui comme une arme serrée dans un coffre. Pourtant, elle
transparaissait dans la vivacité de ses gestes, dans sa
bonne humeur matinale, dans son optimisme en face des
obstacles, et il n’en manquerait pas au cours de ce voyage.
La séduction, il l’exerçait immédiatement sur ceux qui
croisaient sa route. Elle est bien difficile à définir.
Seule certitude : elle ne venait pas de qualités
physiques particulières. Que dire de remarquable sur son
apparence ? Une petite cicatrice sur sa pommette droite
– chute de vélo dans son enfance – déformait un
peu son visage et attirait le regard de ses interlocuteurs.
Ses mains fines et longues étaient toujours en mouvement.
Ses cheveux châtains, en broussaille sur le front, étaient
coupés court vers la nuque, comme le voulait la mode. Rien
de bien exceptionnel, en somme. Cependant, il se dégageait
de lui un charme puissant. À quoi tenait-il ? Sans doute à
la manière unique qu’il avait de mettre de l’élégance dans
tout. Ce n’était pas une élégance recherchée, coûteuse,
plutôt un talent inné grâce auquel il tirait parti des
moindres détails de son apparence pour donner une impression
d’aisance et de naturel. Par exemple, il était d’une taille
moyenne mais, sur les photos, on jurerait qu’il est très
grand. Cette illusion était due à sa minceur, à sa
silhouette construite autour de lignes verticales mais
aussi, et peut-être surtout, à une manière de se tenir
droit, de regarder loin, qui suggérait l’idée de hauteur,
d’élévation. Son visage était longiligne, étroit et osseux
pour un garçon de son âge. Cette sécheresse de traits ne
rendait que plus séduisante l’expression juvénile de ses
yeux noisette aux paupières grandes ouvertes et de sa bouche
encore charnue, avide, mobile, qui mettra longtemps à
s’amincir. Quand il m’a été donné de le connaître, Edgar
avait perdu sa lippe depuis belle lurette et ses orbites
s’étaient creusées sous d’épais sourcils gris. Pourtant, il
conservait l’expression qu’on retrouve sur son visage de
vingt ans : ironique, pleine de gaieté, espiègle et
intelligente..."
JC RUFIN - Les sept
mariages d'Edgar et Ludmilla
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