Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°764 (2021-15)
mardi
20 avril 2021
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Verdier d'Europe femelle Courvières (Haut-Doubs) samedi 6 mars 2021 Verdier d'Europe femelle Courvières (Haut-Doubs) samedi 6 mars 2021 Courvières (Haut-Doubs) vendredi 12 mars 2021 <image recadrée> vendredi 12 mars 2021
samedi 20 mars 2021 <image recadrée>
samedi 20 mars 2021
Courvières (Haut-Doubs) samedi 27 mars 2021
"Si
le
chant est une extension du corps de l'oiseau,
l'oiseau, pourrait-on dire, est chanté par son chant,
comme le corps de l'araignée devient toilé et entre
dans de nouveaux rapports avec ce qui l'entoure – des
rapports qui pourront déterritorialiser la modalité
expressive, lorsque la toile devient piège sans cesser
toutefois d'être matière à expression et à
« impressions ». Le chant de l'oiseau
serait, alors, puissance expressive, puissance
« extensive », et il n'est pas impossible
que la puissance de ce chant, son rythme et son
intensité déterminent en partie l'extension possible
de ce qui devient territoire, tout comme doivent le
faire les possibilités d'arpenter une certaine
surface. En d'autres termes, le chant de l'oiseau fait
corps avec l'espace. Littéralement. Le chant est le
mode expressif par lequel un espace chanté prend corps
et devient le corps de l'oiseau. J'ai trouvé, dans un
extrait d'un roman de Maylis de Kerangal, une des
descriptions les plus convaincantes de ce rapport qui
se tisse entre un chant se faisant territoire et un
territoire se faisant chant, de ce « faire
corps » avec l'espace par lequel l'oiseau
s'approprie son territoire, sa place, son soi étendu.
Dans ce passage, elle évoque les chardonnerets
d'Alger. Du jeune Hocine qui les piège et en fait
commerce, elle écrit : « Reconnaissant
chaque espèce, ses caractéristiques et son
métabolisme, il pouvait citer à l'oreille la
provenance des oiseaux, voir le nom de sa forêt
natale […]. Mais l'émotion du chardonneret excédait
la musicalité de son chant et tenait surtout de la
géographie : son chant matérialisait un
territoire. Vallée, cité, montagne, bois, colline,
ruisseau. Il faisait apparaître un paysage, éprouver
une topographie, tâter d'un sol et d'un climat. Un
morceau de puzzle planétaire prenait forme dans son
bec, […] le chardonneret expectorait une entité
solide, odorante, tactile et colorée. Les onze de
Hocine, une variété, livraient ainsi la cartographie
sonore d'une zone immense. » Ainsi le chant
de chacun de ces chardonnerets est perspective
incorporée sur un monde, la forêt de Baïnem, celle de
Kaddous et de Dély Ibrahim, celle de Souk Ahras ;
chacun de ces oiseaux est l'expérience d'une portion
d'un monde, il l'incarne : le chant a marqué le
territoire, le territoire a marqué le chant..." Vinciane
DESPRET - Vivre en oiseau
samedi 27 mars 2021
<image recadrée>
Courvières (Haut-Doubs) dimanche 4 avril 2021 Courvières (Haut-Doubs) jeudi 8 avril 2021 Courvières (Haut-Doubs) jeudi 8 avril 2021
Courvières
(Haut-Doubs)
samedi 10 avril 2021 |
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mardi 19
mai 2020 |
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mardi 31
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mai 2019 |
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mars 2019 |
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juillet 2018 |
" 1 Tous deux vêtus d'un ensemble de sergé reteint en vert laurier, tous deux nantis d'une musette de même couleur et d'une paire de jumelles ballant sur la poitrine, nous avons marché durant deux heures, ma fille et moi, remorquant le petit Léonard que je me reproche d'avoir entraîné si loin, bien qu'il nous suive sans se plaindre de la distance ni des égratignures qui zèbrent ses jambes nues. Nous sommes à cinq kilomètres au moins de Lagrairie, au cœur du massif, dans cette région basse où de maigres taillis alternent avec les marécages et les ronciers, où il n'y a plus ni laies ni sentes, mais de vagues passages qu'il faut choisir au jugé. Je viens de me pencher, étonné d'apercevoir au pied d'un orme à l'écorce disjointe, au feuillage roussi (donc en train de mourir, comme tous ses frères de France) ce champignon rare et bizarre : un clathre, petite merveille ajourée, colorée, mais puante. Claire en a profité pour braquer ses jumelles sur un grimpereau escaladant à la verticale, avec une facilité dérisoire, un tronc qu'il échenille. Mais voilà qui se retourne et murmure :
Relevé, je hisse la tête à bout de cou pour écouter ce que porte jusqu'à nous un souffle tiède de septembre, responsable d'un léger friselis. À en croire la mousse qui, au pied des troncs, prospère toujours mieux de ce côté, cela nous vient du nord ; cela vient d'au-delà du Grand Hallier, cet ensemble de fourrés que ne dépassent jamais les chasses à courre, sûres d'enliser plus loin leurs chevaux dans quelque fondrière, voire dans un de ces traîtres petits étangs aux bords si plats qu'ils n'ont sous l'herbe pas de frontière précise et qu'après les giboulées de mars, les orages d'août, ils arrivent à se rejoindre en se déversant au plus vaste d'entre eux expressivement appelé La Marouille.
Si mince, si dépourvu de chair qu'on est bien obligé de comprendre les petits copains féroces de la communale qui l'ont surnommé Bâton, il quête d'un coin d'œil gris ce sourire que nous lui accordons toujours quand il parle. C'est de la flûte en effet, mais jouée par quel faune parmi les épiniers et les vasières ? Confiées à une bouffée d'air plus vive, voici que se précisent les premières notes d'une ariette qui figure dans maintes méthodes et dont, vieux toucheur de clavier, à mémoire plus sûre que la main, je retrouve les paroles : La belle, c'est toujours elle et c'est pourtant une autre... Claire, Léonard et moi, on se regarde, on hausse les sourcils. À de menus débris qui tombent d'un pin rabougri, engommé de vieille résine, je pourrais, si j'avais le temps, repérer l'écureuil qui y grignote des pignes, qui s'interrompt, qui s'inquiète du solo. L'artiste, déjà, a changé de registre et changé de contrée. Cela se serine aussi aux enfants du solfège : Old Mac Donald had a farm... — On y va. Suis mon ticket ! décide cette noiraude dont le teint, hérité de sa mère, n'illustre pas le prénom. Le « ticket » du fabricant, cousu sur la poche fessière de son pantalon enfoncé dans des bottes de caoutchouc noir, me précédait à vrai dire depuis la hêtraie de lisière. Je l'ai guidée longtemps, elle me guide aujourd'hui, cette fille très fille, dont je n'ai jamais rêvé de faire un garçon manqué, mais à qui, bien avant ma retraite, dépensant mes loisirs d'enseignant, j'ai donné le goût des longues randonnées dans ces bois où nous sommes parfois des cueilleurs de simples, de bolets, de framboises, de noisettes, mais surtout des voyeurs. Je veux dire : des gens qui savent voir, à l'inverse de tant d'autres passant à côté de tout, les yeux ouverts et le regard fermé ; des gens qui appartiennent, en pleine nature, à l'ordre des contemplatifs, qui se conduisent comme dans une réserve, qui n'interviennent jamais, qui ne collectionnent rien, qui ne photographient même pas, qui se réjouissent seulement d'identifier cent variétés de papillons, d'oiseaux, de rongeurs et, plus encore, d'observer dans le silence des approches une biche camouflant sa rousseur, une couleuvre en train d'avaler un orvet, un pic à calotte rouge tambourinant ses noces au bord du trou foré pour sa femelle...
Fidèle à mon code — en forêt il faut parler le moins possible : la bouche est l'ennemie de l'œil —, je n'ai répondu que par un claquement de langue (= oui). Nous avançons en délaçant des branches, en évitant la brindille qui craque, la bourbe dont le pied se retirerait avec un bruit de succion. La tourbière contournée, il nous faut passer son émissaire, le Petit-Verzou, bordé d'un chevelu de racines aériennes et plein d'une eau glaireuse, véritable infusion de têtards. Abattu en travers, de vieille date, le tronc mort qui sert de pont ne se franchit qu'à califourchon. Mais nous sommes presque au bout de nos peines. Il ne nous reste plus qu'à traverser la bande de broussailles qui sert d'ultime rempart à La Marouille. Plus proche, plus forte et maintenant plus ambitieuse, la flûte attaque — ma foi, très proprement — une mélodie qui fait chuchoter Claire :
On, pluriel indéfini dont il prend sa part, élisant ainsi domicile chez nous plutôt que chez lui ! Voilà qui mérite que je lui passe la main dans les cheveux. Cependant Claire n'avance plus, pointe un doigt :
Nul besoin d'être indien, pour lire une forêt. À treize ans, Claire, d'après ces filets croûteux qu'en se frottant aux arbres laisse le sanglier sortant du bain de boue qu'il affectionne, me donnait la taille de la bête noire. Elle peut le plus souvent reconnaître une plante naissante, parfois très différente de ce qu'elle deviendra. Elle se trompe rarement sur un champignon et, ce qui est plus calé, ira, si besoin est, le chercher là où de préférence il pousse : le cèpe roux sous les trembles, la morille blonde autour des frênes, le rosé au ras des prés honorés de crottin. Elle est sans doute moins intéressée par les insectes, trop secrets, trop divers et qu'il semble — à tort — moins urgent de protéger. Mais pour la musaraigne comme pour le ragot, elle est prête à partir en croisade. Elle repère bien mieux que moi les pièges : la boucle de crin qui, près de sa ponte, étranglera la grive, le collet de fil de laiton frotté à la feuille de chou pour masquer l'odeur d'homme, la boîte à bascule précédée du petit chemin qu'aime emprunter le putois, le traquenard à renard, le gluau, la taupière... bref, tout ce qu'a inventé le méchant génie de la tenderie, à qui d'un coup de bâton sur les déclics elle a joué plus d'un tour.
Le puissant piège en arc — visible pour des vicieux, comme nous, de l'anti-braconne —, je ne l'ai jusqu'ici jamais rencontré en dehors de mes lectures. Ce procédé de trappeur, utilisant la détente d'un baliveau capable de hisser un lièvre à deux mètres pour le mettre à l'abri des carnassiers, en attendant la relève, qui diable a résolu d'en adopter la tradition nordique ? D'un double claquement de langue (= non) j'empêche Claire de le détruire. N'alertons personne. Sortons doucement des derniers ronciers pour entrer dans un monde d'herbes hautes, déjà paludéennes, parsemées de petits saules au pied desquels s'émiettent les ombres et les lumières molles des fins d'été. Remplaçant la tenace exhalaison fongique des sous-bois, une forte odeur de roui signale l'étang proche, enseveli dans ses cannes. Cinquante pas de plus et c'est l'empire du jonc d'où une bécassine s'enlève de son vol en zigzag. Cinquante pas encore et enfin apparaissent les taches rouges de la sauge, les taches jaunes de l'iris-flambe, tandis que se dresse la barrière de quenouilles brunes d'une roselière à travers quoi se laisse deviner, plus loin, une nappe de lenticules, pustuleux tapis que nos paysans préfèrent appeler canetille et qui ondule vaguement sur une eau repérable à quelques déchirures : sillages de canards, arrêtés pile sur des plongées discrètes. Les visiteurs de La Marouille sont rares et nous-mêmes nous ne l'avons pas revue depuis un an. Tout y semble normal, inchangé, encensé par l'habituelle brume de moucherons, enfoui dans leur bourdonnement de fond, cette vibration de l'air rompue de temps à autre par l'aigre cri d'un foulque ou le froissement rapide, transparent, d'ailes de libellules au corselet de cuivre vert.
La flûte, qui s'était tue un moment, vient de reprendre, hache des bouts d'essai, tâte d'un air, puis d'un autre. Qu'on s'exerce dans l'île touche à l'invraisemblable. Elle se réduit, cette île, à un banc de terre molle également soudé à la canetille, hérissé des mêmes cannes qui ceinturent La Marouille. On ne la remarquerait même pas sans la présence d'un aune et d'arbrisseaux flexibles, à tiges jaunes, à longues feuilles pointues, qui ne peuvent être que des osiers sauvages, dominant la masse noirâtre d'une souche échouée là par une crue.
Nous avons droit au Petit Âne blanc, d'Ibert. Tapis derrière l'écran des quenouilles, mélangées de ces rubans-d'eau dont nos grand-mères faisaient macérer la racine pour obtenir un genre de quinquina, nous n'allons contempler, durant un bon quart d'heure, qu'un fouillis de verts divers où le nénuphar veut bien, de-ci, de-là, au ras de l'herbier, piquer une fleur vernie, couleur de soufre. Mon regard de pion, sensible à la moindre faute d'accent et devenu presbyte, m'est bien utile : il est capable de reconnaître à trente mètres un pinson d'un verdier. Pourtant, curieux de savoir ce que pourrait bien être une chose blanche, mouvante, noyée dans le frémissement des roseaux, j'ai braqué mes jumelles, mis au point pour l'œil gauche, mis au point pour l'œil droit... Et soudain, je sursaute ! Dans le rond clair, par hasard centré dessus, vient d'apparaître un homme qui, écartant les cannes, bondit sur la souche en même temps qu'un chien noir à tête fauve d'où ne pointe qu'une oreille.
Ses jumelles sur le nez, les pouces sur les mollettes, elle en voit autant que moi, ma fille, en souriant davantage. Car il est nu, cet homme. Strictement nu, si je compte pour rien sa montre-bracelet. Chevelu de blond, barbu de blond, il est aussi poilu de blond du haut de la poitrine au généreux pubis. Plutôt maigre, cordé de muscles, entièrement bronzé — sans la culotte de peau plus claire du vacancier qui se déshabille —, il se balance légèrement d'une cheville sur l'autre. Je ne saurais certifier la couleur de ses yeux, mais il est hors de doute que, derrière cet Adam, la chose blanche, jusqu'alors imprécise, est un polo qui sèche. Quant au chien, sachant s'interdire d'aboyer (en l'occurrence cela s'explique : il est à contre-vent), sa curieuse livrée le trahit d'emblée : c'est ce qu'on appelle par ici un houret, une bête ensauvagée, giboyant pour son compte, bien connue des gardes et des chasseurs dont la vindicte n'a jamais pu la tenir à portée de fusil.
Claire lui plaque une main sur la bouche. Le chien, là-bas, regarde l'homme, sans bouger. L'homme regarde sa montre : une montre ronde, probablement un de ces chronos dont la trotteuse avance par saccades sans s'occuper du pouls qui, juste en dessous, sur un autre rythme, mesure aussi le temps. On hésite, on n'en finit pas de contrôler l'heure : 17 h 52, d'après mon poignet. Rayant l'air de bleu vif, un martin-pêcheur passe, une ablette ou un vairon en travers du bec. Et soudain l'homme dégrafe sa montre et, d'un tour de bras, l'expédie dans La Marouille en lançant au chien, si fort qu'elle nous parvient, atténuée, cette explication singulière :
Son geste a dû l'étonner lui-même car il reste penché en avant, lorgnant l'endroit où la montre a disparu. Ses mains glissent lentement le long de son corps comme s'il se sentait plus nu qu'auparavant.
Hervé BAZIN - L'église
verte
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