Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°761 (2021-12)
mardi
30 mars 2021
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
explications sur le nom de cette lettre :
[ici]
ou [ici]
Si cette page ne s'affiche pas correctement,
cliquez [ici]
Pour regarder et écouter, |
Vitrail La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) samedi 13 février 2021 samedi 13 février 2021 Lichen : de type "Xanthoria parietina" Courvières (Haut-Doubs) samedi 13 février 2021
Courvières (Haut-Doubs)
Courvières (Haut-Doubs) samedi 13 février 2021
vendredi 26 février 2021
Courvières
(Haut-Doubs) |
cliquez [ici] Suggestion de
lecture :
"Il est rentré. Je ne dormais pas. Sur la première page de mon cahier, j'avais écrit : « Suis-je en train de vivre le début de ma mort ? » Cette phrase, simplement. Pour mieux la combattre, j'ai aussi décidé de donner un nom à cette ordure. Le mot cancer était laid. Crabe ? Insupportable. Maladie ? Trop vague. On est malade d'un rhume, d'une grippe, d'un cœur fourbu, de la tête même, lorsqu'elle nous fait confondre les jours. Mais on n'est pas malade du cancer. Pas seulement. Malade ? Le mot est trop petit, trop étriqué. Tout le monde est malade, tout le monde est souffrant, un peu, beaucoup, à la folie. Le cancer n'est pas un rhume. Le cancer ne s'attrape pas, c'est lui qui vous attrape. Dans le mot cancer, il y a de l'injustice. De la traîtrise. C'est le corps qui renonce. Qui cesse de vous défendre. C'est une écharde mortelle. Un visiteur du soir que l'on voit se faufiler en tremblant. Il dormait sur votre seuil, comme un vieux chat fourbu. S'est installé sur le canapé. Puis dans votre lit. Puis s'est senti chez lui partout dans la maison. C'est l'importun. Le nuisible. L'ennemi intérieur. Celui qu'on n'a pas vu venir. Je me suis demandé si le mal était entré en moi par effraction ou si je lui avais offert l'hospitalité. S'il s'était invité ou si je l'avais accueilli. Quel nom lui donner ? J'ai pensé au camélia. Un bouton rouge sang. Une fleur de décembre, le mois le plus éloigné du soleil. Voilà. Mon camélia. Mon hiver. Et aussi mes brumes, mes corbeaux sur la plaine, mes pluies infinies, mes brassées de chrysanthèmes à étouffer les morts. Je suis entrée en brouillard comme on part au combat, en me rêvant avril. […] 3 La lettre K Lorsque le Dr Hamm m'a téléphoné, je ne lui ai pas répondu. Par respect pour Matt. Et en mémoire de son grand-père. Le portable vibrait dans mon sac, j'en avais presque honte.
La mère de Matt était canadienne, son père français. Ils s'étaient aimés lors d'un voyage à Paris. Et elle y était restée, laissant sa propre mère et sa sœur au pays. Le 19 août 1982, les deux femmes étaient venues de Toronto pour fêter les 15 ans de Matt. Et aussi, l'emmener en pèlerinage à Dieppe, ville normande où son grand-père était tombé. Il s'appelait Owen Doohan, il avait 28 ans. Fantassin du Royal Hamilton Light Infantry, le soldat a connu le feu une seule fois. Personne n'a jamais su s'il était mort dans l'eau, sur les galets de la plage, s'il avait posé un pied dans le port, s'il avait percé les défenses du casino transformé en blockhaus, s'il s'était approché des barbelés du théâtre. Il a sauté de sa barge le 19 août 1942 vers 4 h 45, avec ses copains, et nul ne l'a jamais revu. Les Allemands avaient retranché la ville en citadelle. Ils étaient partout, sur les falaises, aux fenêtres fortifiées, dans le ciel occupé. Sur 4 963 Canadiens qui ont participé au raid, à peine plus de 2 000 sont rentrés en Angleterre. Pour eux, les troupes britanniques, les Rangers américains et la poignée de Français libres débarqués ce jour-là afin d'éprouver le Mur de l'Atlantique, Dieppe fut un piège. En 1982, la tante et la grand-mère de Matt avaient voulu rendre hommage à l'homme disparu quarante ans plus tôt. Comme tant d'autres, son nom n'était inscrit sur aucune tombe du cimetière des Vertus. Et les deux femmes n'aimaient pas l'inscription famélique : « Un soldat canadien de la Guerre 1939-1945 », qui ornait des dizaines de plaques anonymes. Après s'être recueillies un instant devant le front de mer et les monuments commémoratifs qui endeuillaient la promenade, elles ont quitté la cérémonie, les officiels et les vétérans pour marcher dans la ville. Mon futur mari tenait la main d'Aimie, sa grand-mère, il me l'a raconté bien après. C'est elle, derrière l'église Saint-Rémy, qui a remarqué la stèle toute simple frappée d'une feuille d'érable. Un monument de rient du tout, posée sur la pavé, près d'un mur ruiné par la pluie et le vent marin. La femme s'est penchée.
Son petit-fils lui a lu l'épigraphe en français, quelques mots gravés, passés au noir ancien.
Pas de noms. Rien de plus. Deux soldats canadiens. Mais deux, seulement. Et non la multitude des seuls « connus de Dieu » que pleurait le cimetière militaire. La Grand-mère a dit que l'un des deux pouvait bien être son mari. Puis que cela devait être lui. Et puis que c'était lui. Qui avait réussi à quitter la plage sous la mitraille et entrer dans la ville avec un camarade de son unité.
Cette tombe serait celle de son homme. C'était sa décision. C'était sa certitude. C'est là, contre cette borne de granit, que la veuve a déposé deux roses blanches ce jour-là, une fleur par enfant qu'il lui avait laissé. Puis elle a demandé à Matt de réciter un Notre Père et fait promettre à sa fille d'honorer ce lieu tous les ans. D'année en année, la légende familiale s'était renforcée. Plus de place pour le doute. La mère de Matt racontait à tous que son père était tombé contre ce mur d'église. Mort en brave, l'arme à la main. Debout et faisant face. Et que cette humble pierre célébrait son sacrifice. En 1982, Aimie avait 71 ans. C'était son dernier voyage à Dieppe. Elle laissait à sa fille le soin de célébrer cet anniversaire. Avant que mon mari n'accepte à son tour de le perpétuer..."
Sorj CHALANDON - Une
joie féroce
|
|