Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°760 (2021-11)
mardi
23 mars 2021
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Mâle Courvières (Haut-Doubs) mercredi 27 janvier 2021
mercredi 27 janvier 2021
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Courvières (Haut-Doubs) samedi 13 février 2021
Courvières (Haut-Doubs) samedi 20 février 2021
Courvières (Haut-Doubs) samedi 20 février 2021
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" Lorsque je m'éveillai, c'est le petit jour, les oiseaux commençaient à chanter. Tout ce qu'ont pu dire les écrivains sur l'aurore et ses splendeurs était dépassé en beauté par le spectacle qu j'avais sous les yeux. Il me semblait avoir dix-sept ans, j'étais léger, heureux, et j'étais décidé à errer à l'infini sans jamais revenir dans cette ville ni dans cette maison. Je marchai encore pendant une journée, en admirant toutes choses. Je fus étonné qu'il fût si facile d'obtenir la paix. A midi, je pris mon repas dans une ferme. Le soir, je dînai dans une autre. Je dormis dans un fenil. Au bout de trois jours de ce régime, mon complet était si laid, mon chapeau si poussiéreux, mon pantalon si effrangé, mes chaussures basses si fatiguées, que je pris le parti de rejoindre une ville afin de m'équiper plus convenablement. L'agglomération la plus proche était Montceau-les-Mines. Je m'y achetai une bonne paire de brodequins, un complet de velours côtelé, un béret basque et des chemises de travail. J'eus de la peine à trouver un sac tyrolien, dans lequel je plaçai quelques vêtements de réserve. Dans une coutellerie, je me choisis un bon couteau de poche avec alêne, scie, tournevis, ouvre-boîte et deux lames. A l'aide de ce couteau, je coupai un solide gourdin dans le premier hallier que je rencontrai, puis je partis. Mon but était d'aller n'importe où sauf à Beaune, de faire n'importe quoi plutôt que de rester plus d'une semaine à la même place. J'avais pris soin de mettre un carnet de chèques dans ma poche. Je me proposais d'en user sans compter afin de donner à mon vagabondage une plus grande envergure et un confort raisonnable. Pourtant, je couchais rarement à l'auberge. Mon idéal était de trouver un bon fenil. J'étais très difficile sur sa qualité. Je ne voulais ni d'un local obscur et clos où la tiédeur poussiéreuse du foin se concentre et vous flanque des maux de tête terribles, ni d'un local trop ouvert et parcouru de courant d'air ; je n'aimais ni le foin trop frais qui vous importune, ni le foin trop vieux qui est brisé, tassé et ne fournit plus qu'un matelas dur et sans ressort ; je ne voulais ni du trèfle qui blesse, ni de la luzerne, toujours humide, ni du sainfoin qui tombe en poussière sous la moindre pression ; je détestait le foin des bas-fonds, fait de laîche coupante et peuplé d'insectes dévorants ; je méprisais également ces regains trop courts et trop mous qui manquent de souplesse ; je savais éviter un foin rentré vert, en pleine fermentation, de même qu'un foin coupé trop mûr et plein de capitules en maturité qui se fixent aux vêtements et s'accrochent aux cheveux. Je savais reconnaître du premier coup le bon foin convenable qui vous procure une nuit agréable, sous un toit bien entretenu qui vous défend de la fraîcheur du matin et des vents coulis. Mais ce que je recherchais, par-dessus tout, c'était l'indépendance. Le meilleur des fenils eût été pour moi une prison, si j'avais senti que, pour gagner la campagne, il m'eût fallu déranger la basse-cour, passer par l'écurie ou l'étable, donner l'éveil au fermier et alarmer les chiens. Ce qu'il me fallait, c'était une ouverture dirigée vers le sud ou vers le levant et par laquelle, à n'importe quelle heure de la nuit, je puisse m'évader de ma prison passagère et reprendre, à ma fantaisie, mes pérégrinations. Souvent, vers les deux heures du matin, par les nuits de lune, alors que quelques nuages couraient dans l'air doux, je partais sur les chemins laiteux. Souvent, il m'arrivait d'entrevoir une matrone agréable et point farouche qui, sans façon, pour me donner des aises, me racontait que son mari était absent et ne reviendrait que cinq jours plus tard. Parfois, c'était une fille de ferme qui m'invitait sans en avoir l'air ou qui, simplement par le débraillé de sa toilette et la façon négligente de laisser tomber ses cheveux fous sur son visage, retenait un instant mon attention mais, avant que le crépuscule ne m'eût rendu hardi, je partais plus loin. En ai-je vu des filles, des femmes, en ai-je surpris des couples ! Je marchais. Un village me donnait le désir du suivant ; l'horizon n'était jamais définitif, il avait sans cesse besoin d'une retouche. Je marchais. Les salles où j'entrais ne m'étaient agréables qu'une heure ou deux. Ensuite j'y mourais d'ennui parce qu'elles me devenaient familières. Je mangeais bien car je payais largement avant de me mettre à table, et je buvais sec. Ici, c'était du vin rouge, âpre et innommable, plus loin du vin blanc, frais et pétillant, là du rosé. Ainsi, de verre en verre, j'arrivai aux frontières de la Bourgogne, puis je traversai l'Allier aux splendides herbages, la Creuse aux terres froides et noires. Un jour, en entrant en Limousin, je trouvai une jolie petite ferme, ceinte d'une haute palissade de châtaigniers en fruits. La cour était paisible, un vieux domestique y enjouguait des bœufs. J'entrai. Je bus le cidre que me servit une femme aux bandeaux blonds. Elle était belle, le cidre était frais et doux. Assis sur mon escabeau, j'admirai la salle commune, l'escalier de bois ciré, la longue table et cette femme qui dirigeait en souriant. Lorsque les travailleurs furent partis, nous causâmes. Elle était veuve. Elle avait trente-trois ans et menait à elle seule la petite exploitation. Elle aimait rire et chanter. Elle souffrait de la solitude et ne le cachait pas. « Mariez-vous, lui conseillai-je.
En deux heures et demie, je lui racontai mon histoire sans omettre de parler de l'ultime aventure avec Christine. « Un peu plus, j'étais le beau-frère de mon fils ! » ajoutai-je en guise de conclusion. Elle éclata de rire en renversant sa tête en arrière, ce qui mit en valeur sa gorge blanche et son cou bien galbé. Le soir venait. Je me crus autorisé à poser mes lèvres sur cette peau ferme et saine. Elle palpita et ne résista pas. « Que n'ai-je été chemineau dès l'âge de dix-sept ans ! » m'écriai-je. Les hommes vinrent pour la soupe. Lorsqu'ils eurent mangé, ils se retirèrent et la patronne m'emmena sur un tertre qui dominait une prairie où coulait la rivière. Là, dans les fougères, nous nous assîmes et elle me dit : « Vous voulez vraiment m'épouser ?
Henri VINCENOT - Toute
la terre est au seigneur
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