Un petit texte :
"La seule manière de bien visiter.
L'automobile est un excellent et agréable engin de
transport rapide d'un point à un autre mais un
détestable moyen d'investigation. Jamais on n'a tant
voyagé, et jamais aussi les gens n’ont aussi peu
profité de leurs voyages. Ces malheureux qui avaient
pêle-mêle des kilomètres et des sauces sophistiquées
dans des auberges d'opéra-comique traversent la
moitié de la France, six provinces, trente villes,
quatre-cents villages, vingt siècles d'histoires, de
légendes, de coutumes de vieux terroir, de finesse
paysanne, sans en retirer d'autres souvenirs que
ceux d'un embarras gastrique et de trois pneus
crevés.
C'est presque une banalité de répéter que la seule
manière adéquate de visiter certaines régions, c'est
de les parcourir à pied. D'abord parce que la marche
en elle-même aiguise à la fois l'appétit et
l'intellect autrement que les coussins d'une
automobile et place naturellement le voyageur dans
un état de réceptivité qui multiplie l’intérêt de
tout ce qu'il rencontre. Ensuite parce que ce
moyen-là est lent, exige un effort personnel, permet
d'entrer en contact avec les choses et les gens
d'une manière progressive et intime. Et ceci est
encore plus agréable qu'ailleurs en montagne, où
l'extrême diversité des aspects, l'abondance des
détails pittoresques ou humains sont dignes
d'attirer à chaque instant l'attention de
l'observateur. A pied, un arbre est un arbre, avec
sa peau rugueuse, une fourmilière peut être entre
deux racines, et un écureuil charbonnier dans les
branches. En voiture, c'est une ombre parmi des
centaines d'ombres toutes pareilles, quelque chose
qui ne mérite même pas un regard. A pied, tout prend
un sens, tout chante son petit couplet : chaque brin
d'herbe a son criquet ; une source, c'est une
aubaine délicieuse. Un faucheur dans un pré, c'est
un homme et non un vague accessoire à peine entrevu.
Le monde se subdivise à l'infini, révèle à chaque
seconde des visages dont on ne soupçonnait pas
l'existence, éveille l'intérêt par cent détails
inattendus. Mais la vitesse unifie tout."
L'amateur d'abîmes – SAMIVEL