Le Trochiscanthe nodiflore
[TN]
n°746 (2020-47)
mardi 8 décembre 2020
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Ombellifère (presque givrée) Courvières (Haut-Doubs) samedi 31 octobre 2020 Courvières (Haut-Doubs) samedi 31 octobre 2020
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Courvières (Haut-Doubs) jeudi 5 novembre 2020 Saule
Courvières (Haut-Doubs) vendredi 6 novembre 2020 Pavot de Californie Courvières (Haut-Doubs) samedi 7 novembre 2020
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"La
montagne sacrée
Deux semaines plus tard, un lourd magma blanc recouvrait le Péribonka. La neige biffait ses aspérités et lui offrait un visage monochrome. A Saint-Prime, l'hiver inspirait la crainte. Les gens s'enfermaient dans leurs cabanes jusqu'au printemps, vivant des réserves emmagasinées pendant la période des récoltes. L'hiver était une épreuve qu'il fallait traverser. Chez les Innus, il ne représente qu'une étape dans le cycle de l'année. Le froid mord la chair et fige les cours d'eau. La neige complique les déplacements. En même temps, elle est l'alliée des chasseurs, qui peuvent facilement suivre des proies devenues soudain plus vulnérables. J'abordais donc ce premier hiver au Péribonka avec un mélange de crainte et d'excitation. Malek m'avait fait cadeau d'une paire de raquettes légères et parfaitement adaptées à mon poids, qu'il avait fabriquées en bois d'épinette et tissées de babiche. Son geste m'avait touchée. Bien que l'ancien se montrât encore plus réservé que ses fils, la barrière de la langue ne nous empêchait pas de nous apprécier. Malek avait été le premier à porter le nom de Siméon. Jusque-là, la famille se nommait Atuk. Mais les prêtres n'aimaient pas ces mots qu'ils ne comprenaient pas, et ils ont obligés les Innus à utiliser des patronymes français. Ainsi, le clan Atuk est devenu la famille Siméon. Malek est né à Pessamit, sur la Côte-Nord. Un jour que nous étions seuls, il m'a raconté comment il était arrivé jusqu'au Péribonka. Cela remontait à avant l'installation des cultivateurs sur les rives de Pekuakami [le Lac Saint-Jean]. Les seuls blancs qu'on y trouvait étaient les employés des postes de traite de fourrure – celui de Tadoussac avait été le premier, mais la Compagnie de la Baie d'Hudson en avait établi plusieurs autres par la suite. Alors que Malek venait d'avoir dix-huit ans, une famine avait frappé.
Malek entrecoupait ses récits de moments de silence, comme s'il plongeait chaque fois plus au fond de ses souvenirs. Il tirait une longue bouffée de sa pipe, puis reprenait son histoire. « Plutôt que de mourir de faim, j'ai décidé de quitter Pessamit. J'ai remonté la rivière vers le nord. Mais j'arrivais à tuer à peine assez de gibier pour survivre. Affamé, épuisé, j'ai continué, seul au milieu de la forêt silencieuse et, à mesure que j'avançais, la nature se repliait sur elle-même comme celui qui se roule en boule pour resister au froid. Les arbres rapetissaient, leurs troncs durs comme de la pierre devenaient presque impossibles à couper à la hache. « Quand les premiers froids ont frappé, j'avais dépassé le lac Plétipi. A partir de ce point, les rivières coulent vers le nord-ouest. J'avais atteint la limite de Nitassinan et je m'apprêtais à entrer dans le territoire des Cris. Pour la première fois de ma vie, j'étais un étranger. « Lorsque l'hiver s'est installé pour de bon, j'arrivais à la fin de la forêt et du monde que je connaissais. Devant moi s'étendait à perte de vue la plaine blanche du Grand Nord. J'ai planté ma tente dans ce désert. Si je mourais, personne ne le saurait. Si je survivais, c'est que l'Être supérieur en aurait décidé ainsi. Arrivé au bout du chemin et de mes forces, je m'en remettais à lui. « J'avais tout juste assez de bois pour me chauffer et pas beaucoup à manger. Parfois, des tempêtes féroces me forçaient à me réfugier dans ma tente pendant plusieurs jours et à écouter la fureur du vent. Seul dans la tourmente, je priais pour mon salut et celui des miens. « Le temps et l'espace s'estompaient. Mes sens s'engourdissaient à mesure que mes forces m'abandonnaient. J'étais prêt à accepter mon destin. « Puis, un matin de froid si intense qu'une fine couche de grivre s'était cristallisée sur la neige, le sol a commencé à trembler. Un grondement sourd est monté et ma tente s'est agitée comme une feuille au vent. J'ai saisi mon arme et me suis précipité dehors. La lumière éclatante m'a aveuglé. Alors peu à peu est apparue devant moi une forêt mouvante qui s'étendait à perte de vue. « Mon grand-père m'avait parlé d'atuk, maître de la plaine nordique. Mais je n'avais jamais vu la grand troupeau ni autant d'êtres vivants réunis au même endroit. Atuk fuyait le froid polaire de l'hiver arctique. Les bêtes avançaient serrées les unes contre les autes et je les ai regardées passer devant moi. Un vieux mâle se tenait en retrait. J'ai visé avec ma carabine et tiré. Atuk est resté sur le sol pendant que la marée de ses congénères s'est éloignée. Je l'ai remercié d'avoir fait ce chemin pour me permettre de survivre. J'avais maintenant assez de viande pour tenir jusqu'au printemps. Atuk m'avait sauvé la vie. « Au fil des jours, le vent s'est fait moins cinglant et le temps s'est réchauffé. Je suis parti avant que la neige devienne trop molle pour mes raquettes. J'ai retrouvé mon canot là où je l'avais laissé. J'ai monté ma tente près de la rivière. Il fallait maintenant attendre le dégel. « Quand le courant a emporté les glaces, plutôt que de redescendre vers Pessamit, j'ai suivi une petite rivière qui coulait vers l'ouest. En traversant un lac, j'ai aperçu au loin un massif comme je n'en avais jamais imaginé. Au milieu de ces montagnes isolées, un géant de granit frôlait les nuages. Je me suis dirigé vers lui et, une fois rendu, j'ai commencé à grimper. Plus je montais, plus la végétation s'estompait. Bientôt je marchais sur la pierre nue, insensible au vent, au froid et au soleil. La sueur coulait sur ma nuque, le froid vitrifiait la peau de mon visage. Malgré la douleur, un sentiment de paix me gagnait à mesure que je prenais de l'altitude. Je ne souffrais ni de la fatigue, ni de la faim, ni des morsures du vent. Cette montagne dépouillée cachait en elle une magie qui touchait celui qui avait le courage de s'en approcher. « Arrivé au sommet, j'ai vu tout Nitassinan se déployer à mes pieds. Seul entre ciel et terre, j'ai vu d'où je venais et où j'irais. Il faisait nuit lorsque j'ai enfin regagné ma tente. Etendu sur ma couche, j'entendais le vent qui sifflait au sommet de la montagne sacrée. Au matin, j'ai ramassé mes affaires. Plusieurs cours d'eau prennent leur source dans les monts Otish. Certains coulent vers l'ouest et le pays des Cris et des Inuit. Quelques-uns descendent vers le sud, la terre des Innus. « J'ai opté pour une petite rivière aux eaux transparentes qui filait vers le sud-ouest. Bientôt, je ramais à nouveau au milieu de la forêt en suivant ce chemin qui se glissait entre des cîmes imposantes. « A mesure que le temps se réchauffait, le gibier devenait plus abondant et je ne ressentais plus le besoin de me presser. Sur les rives d'un grand lac, j'ai croisé un vieux et sa femme qui avait passé l'hiver dans le secteur. Ils étaient les premiers humains que je rencontrais depuis l'automne d'avant, et ils étaient étonnés de voir un chasseur descendre du Nord. L'homme m'a demandé d'où j'arrivais. « - Je viens de Pessamit, mais j'ai quitté mon territoire depuis belle lurette. Et pour être franc, je ne sais pas trop où je suis maintenant. « Le vieillard m'a fixé un moment de son regard placide. « - Tu as passé l'hiver là-haut ? « - Oui. J'ai vu la plaine et le grand troupeau de caribous. Et des montagnes aux cimes nues. « - Tu as eu de la chance de ne pas y rester... Tout seul là-bas à ton âge... Ce n'est guère prudent. L'hiver est impitoyable au Nord. « Sa vieille nous observait à distance. Remarquant mes traits tirés et ma maigreur, le vieux chasseur a eu pitié de moi. « - J'ai tué un caribou des bois, hier. Il y en a beaucoup dans le secteur ce printemps. C'est une chance. Tu mangeras avec nous. « Je l'ai remercié de son hospitalité. « La soirée était d'une douceur inhabituelle et nous avons soupé dehors devant le feu comme en été. La femme m'a servi des bleuets dans de la graisse d'ours. Comme ma kukum faisait autrefois. Mes hôtes se montraient discrets et réservés. L'homme m'a expliqué que nous étions au lac Péribonka et que la rivière qui m'avait mené jusque-là portait le même nom. « - Elle descend jusqu'à Pekuakami, m'a-t-il dit. C'est là que les Ilnuatsh passent l'été. « J'avais entendu parler par les anciens du lac des Innus à la limite ouest de Nitassinan. « -Vu sa taille, je croyais que ce lac-ci était Pekuakami. « La femme, qui n'avait pas encore ouvert la bouche, a levé les yeux et a souri. « -Quand tu verras Pekuakami, tu comprendras. « Je me suis réveillé le lendemain à l'aube. Le vieux était déjà parti faire le tour de ses collets. J'ai remercié sa femme. Elle m'a salué de la main puis a continué son travail. « J'ai chargé mon bagage sans savoir ce qui m'attendait. Devant moi, le lac s'étendait à perte de vue. A l'est comme à l'ouest, des baies profondes s'enfonçaient dans le bois. Le vieux m'avait indiqué le portage pour contourner des chutes infranchissables, et je me suis mis en marche. « J'avais quitté mon village depuis presque un an. J'avais connu la faim et la fatigue. Ce voyage aux confins de Nitassinan m'avait conduit jusqu'à cette rivière dont le courant me portait maintenant. « Après deux semaines, au détour d'un méandre, le lac est apparu derrière des bancs de sable. J'étais arrivé au terme de mon voyage. » Malek et moi
avions donc en commun d'avoir découvert un monde
nouveau à peu près au même âge. Thomas et les autres
avaient passé leur vie à remonter et à descendre la
rivière Péribonka. Mais pour l'ancien et moi, elle
avait fait irruption dans nos existences et nous
avait marqués chacun à notre manière. Alors que sa
vie vacillait, animé par une foi presque mystique,
Malek avait choisi de suivre sa destinée, convaincu
qu'elle le guiderait. Atuk
lui avait montré le chemin. Moi, c'était le regard
d'un homme qui m'avait incitée à tout abandonner et,
comme lui, j'avais fini par trouver le mien. Je
crois que c'est pour ça que Malek a toujours éprouvé
pour moi une certaine tendresse. Nous venion de
mondes opposés, mais le même désir de liberté nous
avait conduits vers Péribonka..."
Michel JEAN - Kukum Ce livre vient
de recevoir le prix littéraire "France-Québec
2020" Pour regarder et écouter,
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