Un petit texte :
"... Le canot à moteur déboucha dans la
section qui nous était jusque-là cachée ; je vis
enfin où le guide voulait en venir. Nous filions en
direction d'une île, un îlot plutôt, rond, compact,
occupé par de grands arbres - épinettes et bouleaux
- chacun supportant à la cime une plate-forme de
matières sombres d'où soudainement se déplièrent,
pour prendre lourdement leur essor, des oiseaux de
bonne envergure en qui je reconnus des Grands
Hérons.
Une sorte d'ivresse m'envahit. J'avais déjà vu ces
échassiers, mais jamais en si grand nombre. Au
comble de l'excitation, je m'écriai :
- Oh, mon dieu, une héronnière !
- Ouais !
- Combien y a-t-il de nids au faîte de ces arbres?
Cent? Deux cents? C'est la plus vaste colonie
existant au Québec!
- C'est ma richesse, déclara Valleau.
- Pour une richesse, c'en est toute une. Quel
spectacle!
Les oiseaux effrayés nous survolaient et nous
enveloppaient d'une clameur indéfinissable, faite de
cris rauques et roulés, en tous points identiques
aux dernières imitations du guide.
Il se produisit alors un phénomène si étrange que
j'hésite encore à le révéler. Quelle altération de
la perception fit se distendre ainsi la réalité?
Comment notre cerveau en arrive-t-il à fractionner
le temps? Je pris tout à coup conscience que nous
étions, les hérons, Valleau et moi, comme à
l'intérieur d'un film tourné au ralenti. Avec une
netteté nouvelle je percevais chaque mouvement des
oiseaux, chaque détail de leur apparence. Je voyais
la tête des femelles poindre hors des nids, leur
oeil jaune s'élargir ; je voyais la longue aigrette
noire flotter sur leur nuque et s'ouvrir le bec
jaunâtre. Les oiseaux se dépliaient, se hissaient
gauchement sur leurs échasses, ouvraient leurs ailes
bleu cendré et s'élevaient, lourds, lents, gracieux.
Le cou replié, ils volaient en cercle autour de
l'île. Même leurs cris d'alarme semblaient la
version ralentie, démultipliée, d'une plainte
sourde. Si la douceur du Grand Héron est moulée dans
son vol, toute sa gravité est dans son cri.
La rumeur s'intensifia quand nous posâme le pied à
terre. "A terre" relève à coup sûr de la figure de
style, car nulle trace dans l'île de ce que nous
nommons d'ordinaire le sol. Sur cette surface
incertaine, assombrie par le congrès des arbres
serrés, régnait un désordre de fin du monde. C'était
un entassement de nids tombés avec toute leur
charge, de squelettes de héronneaux, de poissons en
décomposition, de cadavres, de fientes. Et quelle
odeur ! Une touffeur acide, l'apothéose du remugle
animal. Mais les héronnières ne sont pas faites pour
les humains, et les hérons ne sont pas reconnus pour
la finesse de leur odorat.
Valleau exultait. Sa joie, je la devinais plus que
je la percevais, puisqu'il n'esquissa aucun geste,
ne laissa échapper aucun son qui risquât de
perturber davantage l'ordre naturel. C'est d'un
léger mouvement de la tête et des sourcils qu'il
m'invita à regagner l'embarcation. Nous laissâmes
alors les oiseaux à leur vie privée..."
Pierre MORENCY - Lumière des
oiseaux