Un petit texte :
"Mare
Le grand fleuve Amazone, après un course
sinueuse sous une voûte d'herbes hautes et plates
comme des sabres, si denses qu'elles formaient un
vrai tunnel plein de phosphorescences verdâtres et
de remous, débouchait brusquement dans une mare
nonchalante où la fougue des eaux s'apaisait.
A perte de vue (douze mètre) le regard se heurtait
toujours à la muraille pressée des roseaux, des
joncs, des iris, et des prêles qui dessinaient
capricieusement les caps et les golfes de cette mer
intérieure. A la surface flottaient des archipels de
mousses dorées, de nymphéas et de lentilles d'eau,
et dans les parties libres, bras de mer et lagunes,
les eaux d'une transparence idéale révélaient la
tapisserie des fonds sous-marins traversés d'algues
et de poursuites. Une grosse souche, culbutée depuis
vingt années dans un creux, servait d'île déserte à
une grenouille robinsonne, large comme la main, vert
bouteille, avec un oeil cerclé d'or, comme le O d'un
vieux missel. Elle ne se donnait même plus la peine
de plonger quand apparaissait le visiteur.
Le long des rives, les demoiselles au vol lent et
ouaté posaient et reposaient sur les roseaux des
touches éphémères, grenat, vieil or, bleu électrique
ou vert émeraude. Puis, atterrissant tout de bon sur
quelque roseau courbe, elles ouvraient et
refermaient précautionneusement leurs ailes en
cellophane de couleur. De temps à autre un flirt
s'esquissait. Le mâle papillonnait, faisait du
sur-place à côté de sa belle, puis des couples se
formaient parmi les carex : et les corps minces
dessinaient d'étranges entrelacs. Parfois, de
super-libellules à réaction, sous la forme de
grosses AEschnes bleues, ou d'Ajax, venaient
inspecter en trombe les limites de leur réserve, se
heurtaient en plein vol avec fracas, puis après
quelques passes d'armes grésillantes fonçaient vers
d'autres azimuts. Ou bien la femelle venait
s'abattre parmi les tiges flottantes, à la base des
roseaux, et se mettait à pondre, solidement amarrée
des six pattes et le corps en arc de cercle. Le croc
recourbé qu'elle portait à l'extrémité de l'abdomen
servait à la fois de tarière et de pondoir. Il
tâtonnait, forait les tissus de la plante, puis
celle-ci bien transpercée, se fendait en deux et
laissait échapper un oeuf qui demeurait collé sur sa
pointe tandis que l'oviscapte se retirait.
Dans les anses, baies, golfes, les gerris en troupes
patinaient à qui mieux mieux, et les girins,
autrement dits tourniquets, menaient entre trois
feuilles de nénuphar des sarabandes effrénées, qui
rappelaient singulièrement les jeux
d'autos-scooters, dans les foires. Ailleurs, le
ventre blanc des notonectes venait capturer une
perle d'air à la surface. Ou bien, entre les tiges à
demi submergées, on voyait émerger lourdement la
coque bombée, luisante d'un gros Hydrophile,
véritable tortue d'eau douce. Il replongeait vite
avec sa provision d'air miroitante, puis zigzaguait
sur le fond,à puissant coup de rames, lesquelles
étaient fournies par un épais râteau de poils greffé
sur les pattes postérieures. Malgré sa taille, il
était plutôt vertueux et végétarien ; à l'encontre
de son cousin le Dytique, plus petit, mais féroce
gangster s'attaquant à n'importe quoi. Sa larve
avait de qui tenir. C'était une sorte de dragon
blanchâtre, en forme de hameçon et faisant une
chasse acharnée aux naïfs moineaux de cette forêt
sous-marine, autrement dit les têtards qui
grouillaient sur les plages sableuses du fond. La
victime avait beau se débattre, l'ogresse la
harponnait à l'aide de deux crocs courbes, minces
comme des aiguilles hypodermiques, qui commençaient
par injecter un venin dissolvant, puis pompaient les
liquides intérieurs. Après quoi ce qui restait du
têtard, une petite outre vide, descendait vers le
fond où elle trouvait encore d'autres amateurs
empressés... menus coquillages, vermisseaux,
phryganes, sans compter la Murène-Sangsue qui
rampait par là.
Si l'Hydrophile pouvait jouer avec avantage le rôle
de la tortue marine, celui du crocodil appartenait
de droit à la larve de libellule, monstre cuirassé,
obscur, hérissé, hideux. Il était presque incroyable
qu'une forme aussi repoussante puisse un jour
libérer des ailes. Ce tueur s'embusquait dans
l'ombre des algues et des potamots, et déclenchait
sur tout être passant à bonne portée sa fameux
masque crocheteur, s'attaquant même aux poissons
bleu argent qui nageaient par troupes entre deux
eaux.
Mais leurs évolutions pleines de grâce et de lumière
constituaient aussi pour d'autres créatures les
actes d'un drame inflexible. Sur les rives de cet
étang oublié, au fond de ses eaux si paisible en
apparence, régnaient comme partout ailleurs l'amour
et la mort."
SAMIVEL – Univers Géant