Le Trochiscanthe nodiflore
[TN]
n°695 (2019-46)
mardi 3 décembre 2019
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Lever du soleil Mont d'Or (Haut-Doubs) vendredi 20 septembre 2019 vendredi 20 septembre 2019 Mont d'Or (Haut-Doubs) vendredi 20 septembre 2019
Mont d'Or (Haut-Doubs) vendredi 20 septembre 2019 En face du Mont
Blanc : ambiance tibétaine
Mont d'Or (Haut-Doubs) vendredi 20 septembre 2019 Génisse
Carline
(fermée)Mont d'Or (Haut-Doubs) vendredi 20 septembre 2019 Mont d'Or (Haut-Doubs) vendredi 20 septembre 2019 Hêtre
Mont d'Or (Haut-Doubs) vendredi 20 septembre 2019 Forêt
du Risoux
FougèreMont d'Or (Haut-Doubs) vendredi 20 septembre 2019 Mont d'Or (Haut-Doubs) vendredi 20 septembre 2019
vendredi 20 septembre 2019 Noisetier
Entonnoir de Bouverans (Haut-Doubs) dimanche 3 novembre 2019
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de Bouverans (Haut-Doubs)
Fuligulesdimanche 3 novembre 2019 Entonnoir de Bouverans (Haut-Doubs) dimanche 3 novembre 2019 |
"La première apparition Nous savions qu'elle rôdait. Parfois, je la voyais : ce n'était qu'un rocher, ce n'était qu'un nuage. Je vivais dans son attente. Au cours de son séjour au Népal en 1973, Peter Matthiessen n'avait jamais vu la panthère. A qui lui demandait s'il l'avait rencontrée, il répondait : « Non ! N'est-ce pas merveilleux ? » Eh bien non my dear Peter ! Ce n'était pas « merveilleux ». Je ne comprenais point qu'on pût se féliciter des découvenues. C'était une pirouette de l'esprit. Je voulais voir la panthère, j'étais venu pour elle. Car son apparition serait mon offrande à cette femme dont j'étais séparé. Et même si ma politesse, c'est-à-dire mon hypocrisie, faisait croire à Munier que je le suivais pour la seule admiration de ses travaux de photographe, je désirais une panthère. J'avais mes raisons, elles étaient intimes. Sans relâche, les trois amis scrutaient les lieux au télescope. Munier pouvait rester une journée à inspecter des parois, centimètre par centimètre. « Il me suffirait d'apercevoir une trace d'urine sur un rocher », disait-il. Le deuxième soir de notre arrivée dans le canyon nous revenions vers le campement des Tibétains quand nous la croisâmes. Le ciel diffusait encore une faible lumière. Munier la repéra, à cent cinquante mètres de nous, plein sud. Il me passa la longue vue, m'indiqua précisément l'endroit où viser, mais je mis un long moment à la détercter c'est-à-dire à comprendre ce que je regardais. Cette bête était pourtant quelque chose de simple, de vivant, de massif mais c'était une forme inconnue à moi-même. Or la conscience met du temps à accepter ce qu'elle ne connaît pas. L'oeil reçoit l'image en pleine face mais l'esprit refuse d'en convenir. Elle reposait, couchée au pied d'un ressaut de rochers déjà sombres, dissimulée dans les buissons. Le ruisseau de la gorge serpentait cent mètres plus bas. On serait passé à un pas sans la voir. Ce fut une apparition religieuse. Aujourd'hui, le souvenir de cette vision revêt en moi un caractère sacré. Elle levait la tête, humait l'air. Elle portait l'héraldique du paysage tibétain. Son pelage, marqueterie d'or et de bronze, appartenait au jour, à la nuit, au ciel et à la terre. Elle avait pris les crêtes, les névés, les ombres de la gorge et le cristal du ciel, l'automne des versants et la neige éternelle, les épines des pentes et les buissons d'armoise, le secret des orages et des nuées d'argent, l'or des steppes et le linceul des glaces, l'agonie des mouflons et le sang des chamois. Elle vivait sous la toison du monde. Elle était habillée de représentations. La panthère, esprit des neiges, s'était vêtue avec la Terre. Je la croyais camouflée dans le paysage, c'était le paysage qui s'annulait à son apparition. Par un effet d'optique digne du zoom arrière cinématographique, à chaque fois aus mon oeil tombait sur elle, le décor reculait, puis se résorbait tout entier dans les traits de sa face. Née de ce substrat, elle était devenue la montagne, elle en sortait. Elle était là et le monde s'annulait. Elle incarnait la Physis grecque, natura en latin, dont Heidegger donnait cette définition religieuse : « ce qui surgit de soi-même et apparaît ainsi ». En somme, un gros chat avec des taches jaillissait du néant pour occuper son paysage. Nous restâmes jusqu'à la nuit. La panthère somnolait, épargnée de toute menace. Les autres animaux paraissaient de pauvres créatures en danger. Le cheval rue au premier geste, le chat détale au moindre bruit, le chien perçoit une odeur inconnue et se lève d'un bond, l'insecte fuit vers sa cache, l'herbivore redoute les mouvements derrière lui et l'homme lui-même n'oublie jamais de regarder dans les coins en entrant dans une pièce. La paranoïa est une condition de la vie. Mais la panthère était certaine de son absolutisme. Elle reposait, absolument abandonnée car intouchable. Dans ma jumelle, je la vis s'étirer. Elle se recoucha. Elle régnait sur sa vie. Elle était la formule du lieu. Sa seule présence signifiait son « pouvoir ». Le monde constituant son trône, elle emplissait l'espace là où elle se tenait. Elle incarnait ce mystérieux concept du « corps du roi ». Un vrai souverain se contente d'être. Il s'épargne d'agir et se dispense d'apparaître. Son existence fonde son autorité. Le président d'une démocratie, lui, doit se montrer sans cesse, animateur du rond-point. A cinquante mètres, des yacks broutaient, impavides. Ils étaient bienheureux car ils ne savaient par leur prédateur tapi dans les rochers. Aucune proie ne pourrait psychiquement supporter l'idée qu'elle côtoie la mort. La vie est vivable si le péril est ignoré. Les êtres naissent avec leurs propres oeillères. Munier me passa la lunette la plus puissante. Je scrutai la bête jusqu'à ce que mon oeil se dessèche dans le froid. Les traits de la face convergeaient vers le museau, en lignes de force. Elle tourna la tête, pleine face. Les yeux me fixèrent. C'étaient deux cristaux de mépris, brûlants, glacials. Elle se leva, tendit l'encolure vers nous. « Elle nous a repérés, pensai-je. Que va-t-elle faire ? Bondir ? » Elle baîlla. Voilà l'effet de l'homme sur la panthère du Tibet. Elle nous tourna le dos, s'étira, disparut. Je rendis la lunette à Munier. C'était le plus beau jour de ma vie depuis que j'étais mort.
Luis aussi était royaliste, croyant à la consécration des lieux par le séjour de l'Etre. Nous redescendîmes dans la nuit. J'avais attendu cette vision, je l'avais reçue. Plus rien ne serait désormais équivalent en ce lieu fécondé par la présence. Ni en mon for intérieur... [...] En une seule de ces journées nous avions amassé des centaines de visions our les objectifs de Marie, les plaques de Munier, nos propres regards, nos seuls souvenirs, notre édification. Pour notre salut peut-être ? Le premier qui la voyait signalait une bête aux autres. Aussitôt que nous l'apercevions, une paix montait en nous, un saisissement nous électrisait. L'excitation et la plénitude, sentiments contradictoires. Rencontrer un animal est une jouvence. L'oeil capte un scintillement. La bête est une clef, elle ouvre une porte. Derrière, l'incommunicable. Ces heures de vigie se situaient aux antipodes de mon rythme de voyageur. A Paris, je butinais des passions désordonnées. « Nos vies hâtives », avait dit un poète. Ici, dans le canyon, nous scrutions les paysages sans garantie de moissons. On attendais une ombre, en silence, face au vide. C'était le contraire d'une promesse publicitaire : nous endurions le froid sans certitude d'un résultat. Au « tout, tout de suite » de l'épilepsie moderne, s'opposait le « sans doute rien, jamais » de l'affût. Ce luxe de passer une journée entière à attendre l'improbable ! Je me jurais, une fois rentré en France, de continuer à pratiquer l'affût. Nul besoin de se trouver à 5000 mètres dans l'Himalaya. La grandeur de cet exercice partout praticable était de toujours procurer ce qu'on exigeait de lui. A la fenêtre de sa chambre, sur la terrasse d'un restaurant, dans une forêt ou sur le bord de l'eau, en société ou seul sur un banc, il suffisait d'écarquiller les yeux et d'attendre que quelque chose surgisse. On ne l'aurait jamais noté si l'on ne s'était pas maintenu aux aguets. Et si rien n'arrivait, la qualité du temps passé s'était trouvée accrue par l'attention portée. L'affût était un mode opératoire. Il fallait en faire un style de vie. Savoir disparaître relevait de l'art. Munier s'y était entraîné pendant trente ans, mêlant l'annulation de soi à l'oubli du reste. Il avait demandé au temps de lui apporter ce que le voyageur supplie au déplacement de lui fournir : une raison d'être. On se tient aux aguets, l'espace ne défile plus. Le temps impose ses nuances, par touches. Une bête vient. C'est l'apparition. Il était utile d'espérer. [...] L'affût commande de tenir son âme en haleine. L'exercice m'avait révélé un secret : on gagne toujours à augmenter les réglages de sa propre fréquence de réception. Jamais je n'avais vécu dans une vibration des sens aussi aigusée que pendant les semaines tibétaines. Une fois chez moi, je continuerais à regarder le monde de toutes mes forces, à en scruter les zones d'ombre. Peu importait qu'il n'y eût pas de panthère à l'ordre du jour. Se tenir à l'affût est une ligne de conduite. Ainsi la vie ne passe-t-elle pas l'air de rien. On peut tenir l'affût sous le tilleul en bas de chez soi, devant les nuages du ciel et même à la table de ses amis. Dans ce monde, il survient plus de choses qu'on ne croit..."
Sylvain
Tesson - La Panthère des Neiges
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