Le Trochiscanthe
nodiflore [TN]
n°692 (2019-43)
mardi 12 novembre 2019
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Automne Rougequeue noir femelle Courvières (Haut-Doubs) samedi 21 septembre 2019 Courvières (Haut-Doubs) samedi 21 septembre 2019 samedi 21 septembre 2019
Génisse
Courvières (Haut-Doubs) samedi 21 septembre 2019 Geai samedi 21 septembre 2019 Dans l'affût... Courvières (Haut-Doubs) samedi 21 septembre 2019 La loge n°5
Courvières (Haut-Doubs) samedi 21 septembre 2019 L'Aubépine
MerisierCourvières (Haut-Doubs) samedi 21 septembre 2019 Courvières (Haut-Doubs) dimanche 29 septembre 2019 Courvières
(Haut-Doubs)
<image recadrée>
Rougequeue à
front blanc mâledimanche 29 septembre 2019 Courvières (Haut-Doubs) dimanche 29 septembre 2019 Rougegorge familier Courvières (Haut-Doubs) dimanche 29 septembre 2019 Courvières (Haut-Doubs) dimanche 29 septembre 2019 Noisetier Courvières (Haut-Doubs) samedi 12 octore 2019
Courvières (Haut-Doubs) samedi 12 octore 2019 Courvières (Haut-Doubs) samedi 12 octore 2019 Courvières (Haut-Doubs) samedi 12 octore 2019 Bergeronnette
grise
Courvières (Haut-Doubs) samedi 12 octore 2019 Portrait samedi 12 octore 2019 <image recadrée> Pinson des
arbres mâle
Courvières (Haut-Doubs) samedi 12 octore 2019 <image recadrée> Bergeronnette
des ruisseaux
Courvières (Haut-Doubs) samedi 12 octore 2019 <image recadrée> Achillée
millefeuille
deux GeaisCourvières (Haut-Doubs) samedi 12 octore 2019 Courvières (Haut-Doubs) samedi 12 octore 2019 Pissenlit
Courvières (Haut-Doubs) samedi 12 octore 2019 Courvières
(Haut-Doubs)
samedi 12 octore 2019 Courvières
(Haut-Doubs)
samedi 12 octore 2019 Courvières
(Haut-Doubs)
Courvières
(Haut-Doubs)dimanche 13 octore 2019 dimanche 13 octore 2019 Courvières
(Haut-Doubs)
dimanche 13 octore 2019 Troglodyte
mignon
Courvières (Haut-Doubs) dimanche 13 octore 2019 Courvières
(Haut-Doubs)
dimanche 13 octore 2019
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"CHAPITRE
XVI L’ARAIGNÉE CLOTHO Celle-ci s’appelle Clotho de Durand (Clotho Durandi Latr.), en souvenir de celui qui, des premiers, appela l’attention sur cette Aranéide. S’en aller dans l’éternité avec le sauf-conduit d’une petite bête qui sauvegarde de l’oubli, si vite venu sous les roquettes et les mauves, n’est pas avantage à dédaigner. La plupart disparaissent sans laisser un écho qui répète leur nom ; ils sont ensevelis dans l’oubli, la pire des sépultures. D’autre, parmi les naturalistes, afin de surnager un peu, ont pour esquif la dénomination donnée à tel ou tel autre objet des trésors de la vie. Une croûte de lichen sur les vieilles écorces, un brin d’herbe, une frêle bestiole transmettent un nom à l’avenir aussi vaillamment que le ferait un nouvel astéroïde. Malgré ses abus, elle est infiniment respectable, cette façon d’honorer les disparus. Pour graver une épitaphe de quelque durée, où trouver mieux que l’élytre d’un scarabée, la coquille d’un colimaçon, la toile d’une araignée ? Le granit ne les vaut pas. Confiée à la pierre dure, une inscription s’efface, confiée à l’aile d’un papillon, elle est indestructible. Donc, va pour Durand. Mais que vient faire ici Clotho ? Est-ce par caprice de nomenclateur, à court de syllabes pour dénommer le flot toujours montant des bêtes à cataloguer ? Pas tout à fait. Un nom mythologique lui est venu à l’esprit, sonnant bien, et par surcroît non déplacé dans la désignation d’une filandière. L’antique Clotho est la plus jeune des trois Parques ; elle tient la quenouille où se filent nos destinées, quenouille garnie de bourre sauvage en abondance, de quelques brins de soie, et bien rarement d’un maigre fil d’or. Gracieuse de forme et de costume autant que peut l’être une Araignée, la Clotho des naturalistes est, avant tout une filandière de haut talent, et tel est le motif qui lui a valu le nom de l’infernale divinité porteuse de quenouille. Il est fâcheux que l’analogie ne s’étende pas plus loin. La Clotho mythologique, très avare de soie et prodigue de bourre grossière, nous file une rude vie ; la Clotho à huit pattes ne fait usage que de la soie exquise ; elle travaille pour elle, l’autre travaille pour nous, qui n’en valons guère la peine. Désirons-nous faire sa connaissance ? Sur les pentes rocailleuses que le soleil calcine au pays de l’olivier, retournons les pierres plates, de quelque largeur ; visitons surtout les amas que les bergers dressent pour se faire un siège et surveiller de haut les moutons paissant parmi les lavandes. Ne nous laissons pas décourager ; la Clotho est rare, tous les cantonnements ne lui conviennent pas. Si la bonne fortune sourit enfin à notre persévérance, nous verrons, adhérant à la face inférieure de la pierre soulevée, un édifice d’extérieur fruste, en forme de coupole renversée, du volume à peu près d’une moitié d’orange mandarine. À la surface sont incrustés ou pendillent de menus coquillages, des parcelles de terre, et surtout des insectes desséchés. Le bord de la coupole rayonne en une douzaine de prolongements anguleux, dont la pointe épanouie se fixe à la pierre. Entre ces lanières de suspension s’ouvrent autant de spacieuses arcades renversées. C’est, mais dans une position inverse, la demeure en poil de chameau, la tente de l’Ismaélite. Un toit aplati, tendu entre les lanières d’attache, clôt en haut l’habitation. Où donc est l’entrée ? Toutes les arcades du bord s’ouvrent sur la toiture, aucune ne conduit à l’intérieur. En vain le regard explore, rien ne dénote un passage de communication entre le dedans et le dehors. Cependant la propriétaire de la case doit sortir de temps à autre, ne serait-ce que pour aller aux vivres ; sa tournée faite, elle doit rentrer. Par où passe-t-elle ? Un bout de paille va nous dire le secret. Promenons-le sur le seuil des diverses arcades. De partout résistance à la paille exploratrice, de partout rigoureuse clôture. Ne différant en rien des autres pour l’aspect, un seul des festons, adroitement sollicité, se dédouble sur le bord en deux lèvres et bâille un peu. Voilà la porte, aussitôt refermée par sa propre élasticité. Ce n’est pas tout : rentrée chez elle, l’Araignée fréquemment met les verrous, c’est-à-dire qu’avec un peu de soie elle rapproche et maintient fixes les deux battants de l’huis. Dans son terrier à couvercle non distinct du sol et mobile autour d’une charnière, la Mygale maçonne n’est pas mieux en sécurité que la Clotho dans sa tente, inviolable pour tout ennemi non au courant de la méthode. En péril, celle-ci vite accourt chez elle ; d’un coup de griffette, elle fait bâiller la fissure ; elle entre, elle disparaît. La porte se ferme d’elle-même, munie au besoin d’une serrure de quelques fils. Jamais larron, dérouté par la multiplicité des arcades, toutes pareilles, ne découvrira comment la poursuivie a disparu soudain. D’ingéniosité plus simple en mécanisme défensif, la Clotho est incomparablement supérieure à la Mygale sous le rapport du bien-être chez soi. Ouvrons sa cabine. Quel luxe ! On raconte qu’un Sybarite de l’antiquité ne pouvait reposer, se sentant blessé dans son lit par le pli d’une feuille de rose. La Clotho n’est pas moins exigeante. Comme finesse, sa couchette est mieux que le duvet du cygne, et comme blancheur, mieux que le coton des nuées où couvent les orages d’été. C’est l’idéal du molleton. Au-dessus est un ciel de lit de même souplesse. Entre les deux, bien à l’étroit, repose l’Araignée, courte de pattes, costumée de sombre, avec cinq cocardes jaunes sur le dos. Le repos en cet exquis réduit exige stabilité parfaite, surtout les jours de tourmente, lorsque des vents coulis pénètrent sous la pierre. Cette condition est des mieux remplies. Promenons un regard attentif sur l’habitation. Les festons qui cernent la toiture d’une balustrade et supportent le poids de l’édifice se fixent à la dalle par leur extrémité. En outre, de chaque point d’attache part un faisceau de fils divergents, qui rampent sur la pierre, y adhèrent dans toute leur longueur et se prolongent à de grandes distances. J’en ai mesuré qui atteignaient un empan. Ce sont des câbles d’ancrage ; ils représentent les piquets et les cordes qui stabilisent la tente du Bédouin. Avec de tels appuis, si nombreux et si méthodiquement disposé, le hamac ne saurait être arraché de sa base, à moins que n’interviennent des brutalités dont l’Araignée n’a pas à se préoccuper, tant elles sont rares. Un autre détail attire l’attention. Si l’intérieur de la demeure est d’une délicieuse propreté, l’extérieur abonde en souillures, lopins de terre, miettes de bois pourri, menus graviers. Fréquemment il y a pire ; le dehors de la tente devient un charnier. Là se trouvent, incrustés ou suspendus, des cadavres secs d’Opâtres, d’Asides et autres Ténébrionides amis des abris sous roche ; des tronçons d’Iule blanchis au soleil, des coquilles de Pupa, hôte des pierrailles, enfin des Hélices choisies parmi les moindres. Pour la majeure part, ces reliques sont des reliefs de table évidemment. Non versée dans l’art des lacets, la Clotho pratique la chasse à courre, et se nourrit de la bohème errant, d’une pierre à l’autre. Qui pénètre de nuit sous la dalle est jugulé par la maîtresse de céans. Le cadavre tari, au lieu d’être rejeté à distance, est appendu à la muraille de soie, comme si l’Araignée voulait faire un épouvantail de son logis. Mais ce n’est certes pas là son but. Agir en ogre qui suspend ses victimes aux fourches patibulaires de son castel, n’est pas le moyen de rassurer les passants dont on guette la capture. D’autres motifs aggravent le doute. Les coquillages appendus le plus souvent sont vides, mais il s’en trouve aussi d’occupés par le mollusque, intact et vivant. Que peut faire la Clotho d’un Pupa cinerea, d’un Pupa quadridens et autres étroites spires où l’animal recule à des profondeurs inaccessibles ? Incapable de casser l’étui calcaire et d’atteindre le reclus par l’embouchure, pourquoi l’Araignée cueille-t-elle pareille trouvaille, dont les chairs visqueuses ne sont probablement pas de son goût ? Le soupçon vient que c’est ici simple affaire de lest et d’équilibre stable. Pour empêcher sa nappe, filée dans l’angle des murs, de se déformer au moindre souffle d’air, la Tégénaire domestique la charge de plâtras ; elle y laisse s’amasser les menues ruines du mortier. Serions-nous en présence d’une industrie du même ordre ? Essayons l’expérimentation, préférable à toutes les conjectures. Élever la Clotho n’est pas entreprise onéreuse, obligeant de transporter chez soi la pesante dalle où l’habitation est assise. Une manœuvre des plus simples suffit. Avec la pointe d’un canif, je détache de la pierre les amarres de suspension. Il est rare que l’Araignée détale, tant elle est casanière. Du reste, je mets à l’enlèvement de la case toute la réserve possible. J’emporte ainsi dans un cornet de papier le logis avec sa propriétaire. Tantôt des rondelles de sapin, débris de vieilles boîtes à fromage, tantôt des tablettes de carton remplacent les pierres plates, trop lourdes à transporter et trop encombrantes sur ma table. J’y dispose isolément le hamac de soie, en fixant, un par un, les prolongements anguleux avec des bandelettes de papier gommé. Trois brefs piliers supportent la préparation. Voilà, sous forme de petits dolmens, suffisamment imités les abris sous roche. Pendant tout ce travail, si l’on a soin d’éviter les chocs et les secousses, l’Araignée ne sort de chez elle. Enfin les appareils sont mis sous des cloches en toile métallique que reçoivent des terrines pleines de sable. Le lendemain, on peut avoir déjà réponse à la question. Si sur le nombre des cabines appendues au plafond des dolmens en sapin ou en carton, il s’en trouve quelqu’une de délabrée, de déformée outre mesure au moment de l’extraction, l’Araignée l’abandonne pendant la nuit et va se domicilier ailleurs, parfois sur le treillis même de la cloche. La nouvelle tente, ouvrage de quelques heures, atteint à peine comme ampleur le diamètre d’une pièce de deux francs. Construite d’ailleurs d’après les mêmes principes que les vieux manoirs, elle se compose de deux maigres nappes superposées, la supérieure plane et formant ciel de lit, l’inférieure courbe et façonnée en pochette. Le tissu en est d’extrême ténuité ; un rien le déformerait aux détriments de l’espace disponible, déjà si réduit et tout juste suffisant à la recluse. Eh bien, pour maintenir tendue la gaze délicate, la stabiliser et lui conserver la plus grande capacité, qu’a fait l’Aranéide ? Précisément ce que lui conseilleraient nos traités de statique ; elle a lesté sa construction ; elle en a abaissé, de son mieux, le centre de gravité. De la convexité de la poche pendent, en effet, de longs chapelets de grains de sable liés par des cordelettes de soie. À ces stalactites sableuses, dont l’ensemble forme une barbe touffue, s’adjoignent quelques lourdes masses isolées au bout d’un fil et descendant plus bas. Le tout est un lest, un appareil d’équilibre et de tension. L’édifice actuel, construit à la hâte dans l’intervalle d’une nuit, est la fragile ébauche de ce que deviendra plus tard la demeure. Des assises successives seront ajoutées, et la paroi deviendra finalement épais molleton apte à conserver en partie de lui-même la courbure et la capacité requises. Alors sont abandonnées les stalactites de sable, si utiles à la tension de la pochette initiale, et l’Araignée se borne à plaquer sur sa demeure tout objet un peu lourd, principalement des cadavres d’insectes, parce que, sans recherches, elle les a sous les pattes après chaque réfection. Ce sont là des moellons et non des trophées ; ils tiennent lieu des matériaux qu’il faudrait cueillir à distance et hisser là-haut. Ainsi s’obtient un blindage qui fortifie la demeure et la stabilise. En outre, un surcroît d’équilibre résulte souvent de menus coquillages et autres objets longuement appendus. Qu’adviendrait-il si l’on dépouillait de son revêtement une vieille case, depuis longtemps parachevée ? En ce désastre, l’Araignée reviendrait-elle aux stalactites de sable, moyen rapide de stabilisation ? C’est bientôt reconnu. Dans mes bourgades sous cloche, je fais choix d’une cabine de belle dimension. J’en dénude l’extérieur ; j’en enlève soigneusement tout corps étranger. La soie y reparaît dans son originale blancheur. La demeure est magnifique, mais elle me semble trop flasque. C’est aussi l’avis de l’Araignée, qui se met à l’ouvrage la nuit suivante pour remettre les choses, en bon état. Et comment ? Encore avec des chapelets de sable appendus. En quelques nuits, la sacoche de soie se hérisse d’une épaisse et longue barbe de stalactites, ouvrage singulier, excellent pour maintenir le tissu dans une invariable courbure. De même les câbles d’un pont suspendu sont stabilisés par le poids du tablier. Plus tard, à mesure que l’Araignée s’alimente, les reliefs des victuailles sont incrustés, le sable ébranlé tombe petit à petit, et le logis reprend son aspect de charnier. Nous voici revenus à la même conclusion : la Clotho connaît sa statique ; par des poids additionnels, elle sait abaisser le centre de gravité et donner de la sorte à sa demeure l’équilibre et la capacité convenables. Or, que fait-elle en son logis, si mollement capitonné ! Rien que je sache. L’estomac satisfait, les pattes délicieusement étalées sur le moelleux tapis, elle ne fait rien, ne songe à rien ; elle écoute le bruit de la terre qui tourne. Ce n’est pas le sommeil, encore moins la veille ; c’est un état moyen où persiste seul un vague sentiment de bien-être. Sur le point de nous endormir dans un bon lit, nous avons quelques moments de béatitude, prélude de l’extinction de la pensée et de ses tracas, et ces moments ne sont pas les moins doux. La Clotho semble en connaître de pareils, et largement elle en jouit. Si je fais bâiller l’huis de la cabine, invariablement je trouve l’Araignée immobile, comme dans une interminable méditation. Il faut les agaceries d’un brin de paille pour la tirer de son recueillement. Il faut l’aiguillon de la faim pour la faire sortir ; et comme elle est d’une extrême sobriété, ses apparitions au dehors sont fort rares. En trois ans d’observations assidues, dans l’intimité de mon cabinet, il ne m’est pas arrivé une seule fois de la voir explorer, de jour, le domaine de la cloche. C’est de nuit, à des heures très avancées, qu’elle s’aventure dehors, en quête de victuailles. La suivre dans son expédition, n’est guère praticable. La patience m’a valu de la trouver, vers les dix heures du soir, prenant le frais sur le toit plat de sa maison. De là, sans doute, elle épiait le passage du gibier. Effrayée par la clarté de ma bougie, l’amie de l’obscur est à l’instant rentrée chez elle, se refusant à toute révélation de ses petits secrets. Seulement, le lendemain, un cadavre de plus pendait à la muraille de la case, preuve de la chasse reprise avec succès après mon départ. Timide à l’excès et nocturne, la Clotho nous dérobe ses mœurs ; elle nous livre ses œuvres, précieux documents pour l’histoire, mais elle nous cache ses actes, en particulier la ponte, que je rapporte par approximation au mois d’octobre. Le dépôt des œufs est fractionné en cinq ou six pochettes aplaties, de forme lenticulaire dont l’ensemble occupe la majeure part du logis maternel. Ces capsules ont chacune leur paroi propre en superbe satin blanc, mais elles sont tellement soudées d’une part entre elles, d’autre part avec le plancher de la demeure, qu’il est impossible de les séparer sans déchirures et de les obtenir isolées. L’ensemble des œufs atteint environ la centaine. Sur le monceau des pochettes se tient la mère, avec la dévotion d’une poule sur sa couvée. La maternité ne l’a pas flétrie. Quoique amoindrie en volume, elle a toujours excellent aspect de santé ; son ventre replet et, sa peau bien tendue affirment tout d’abord que son rôle n’est pas fini. L’éclosion est précoce. Novembre n’est pas arrivé que les pochettes contiennent des jeunes tout petits, costumés de sombre avec cinq points jaunes, exactement comme les adultes. Les nouveau-nés ne quittent pas leurs alcôves respectives. Serrés l’un contre l’autre, ils y passent toute la mauvaise saison, tandis que la mère, accroupie sur l’amas des loges, veille à la sécurité générale, sans connaître sa famille autrement que par les douces trépidations perçues à travers les cloisons des chambrettes. Ce que nous a montré l’Araignée labyrinthe, en permanence pendant deux mois dans son corps de garde, pour y défendre au besoin sa nitée, qu’elle ne verra jamais, la Clotho le fait pendant près de huit mois, méritant ainsi de voir un peu sa famille trottiner autour d’elle dans la grande cabine et d’assister à l’exode final, le grand voyage au bout d’un fil. Quand arrivent les chaleurs de juin, les jeunes, aidés probablement par la mère, percent les parois de leurs loges, sortent de la tente maternelle, dont ils connaissent très bien, la secrète issue, prennent quelques heures l’air sur le seuil, puis s’envolent, emportés à distance par un aérostat funiculaire, premier travail de leur tréfilerie. La vieille Clotho reste, insoucieuse de cette émigration qui la laisse seule. Loin d’être fanée, elle semble rajeunie. Sa fraîche coloration, son vigoureux aspect font soupçonner une longévité capable d’une seconde famille. Sur ce sujet, je n’ai qu’un document, assez probant d’ailleurs. Les rares mères dont ma patience ne s’est pas lassée de surveiller les actes, malgré les minuties de l’éducation et la lenteur du résultat, ont quitté leurs demeures après le départ des jeunes, et sont allées en tisser d’autres, chacune la sienne, sur le treillis de la cloche. C’étaient des ébauches sommaires, ouvrages d’une nuit. Deux tentures superposées, celle d’en haut plane, celle d’en bas concave et lestée de stalactites en grains de sable, constituaient la nouvelle habitation, qui, épaissie par des assises de jour en jour multipliées, serait devenue semblable à l’ancienne. Pourquoi l’Araignée abandonne-t-elle son vieux manoir, non délabré, de bien s’en faut, et d’excellent usage encore, d’après les apparences ? Si je ne me fais illusion, je crois en entrevoir le motif. La cabine d’autrefois, si bien capitonnée, a de graves désavantages ; elle est encombrée par les ruines des chambrettes des fils. Extirper ces ruines, que mes pinces n’arrachent pas sans difficulté, tant elles font corps avec le reste du logis, serait pour la Clotho besogne exténuante, peut-être au-dessus de ses forces. C’est ici résistance de nœuds gordiens, que ne peut dissoudre la filandière même qui les a noués. L’encombrant monceau restera donc. Si l’Araignée devait être seule, peu lui importerait, après tout, la réduction de l’espace ; il lui en faut si peu, juste de quoi se mouvoir ! Et puis, quand on a passé sept à huit mois en la gênante présence de ces alcôves, pour quel motif le brusque besoin de plus ample étendue ? Je n’en vois qu’un ; il faut à l’Araignée spacieux logis, non pour elle-même, satisfaite d’un étroit réduit, mais pour une seconde famille. Où placer les pochettes des œufs, si les ruines de la précédente ponte font obstacle ? À la nouvelle nitée il faut nouveau logis. Voilà pourquoi, sans doute, se sentant les ovaires non taris, l’Araignée déménage et va fonder un autre établissement. À cette mutation de demeure se bornent les faits observés. Je regrette que d’autres préoccupations et les difficultés d’un long élevage ne m’aient pas permis de continuer et d’établir à fond, comme je l’ai fait pour la Lycose, les pontes multiples et la longévité de la Clotho. Avant de quitter cette Aranéide, revenons rapidement sur un problème déjà proposé par les fils de la Lycose, lorsque, portés pendant sept mois sur le dos de la mère, ils se maintiennent agiles gymnastes sans prendre aucune nourriture. À la suite d’une chute, cas fréquent, escalader une patte de leur monture et se remettre prestement en selle est pour eux exercice familier. Ils dépensent de l’énergie sans se restaurer matériellement. Les fils de la Clotho, de l’Araignée labyrinthe et de tant d’autres nous soumettent la même énigme ; ils se meuvent et ne mangent pas. À tout époque du jeune âge, même au cœur de l’hiver, par les âpres journées de janvier, je déchire les pochettes de l’une, le tabernacle de l’autre ; je m’attends à trouver la marmaille dans une profonde inertie, engourdie par le froid et le défaut de nourriture. Eh bien, ce n’est pas cela du tout. Aussitôt leurs loges effractionnées, les reclus à la hâte sortent, fuient de tous côtés, aussi agiles qu’aux meilleurs moments de leur vie émancipée. C’est merveille de les voir ainsi trottiner. La nichée de perdreaux surprise par un chien n’est pas plus prompte à se disperser. Les poussins, encore mignonnes boules de duvet jaune, accourent à l’invitation de la mère, se hâtent vers l’assiette garnie de menus grains de riz. L’habitude nous a rendus indifférents aux spectacles de ces gracieuses machinettes animales d’un fonctionnement si prompt et si précis ; nous n’y accordons pas attention, tant cela nous paraît simple. La science scrute et voit autrement les choses. Elle se dit : rien ne se fait avec rien ; le Poussin s’alimente, il consomme, ou pour mieux dire il consume, et de l’aliment fait chaleur qui se convertit en énergie. Si l’on nous parlait d’un poussin qui, sept à huit mois d’affilée, se maintiendrait apte à courir, toujours dispos, toujours de preste allure, sans se restaurer de la moindre becquée depuis la sortie de l’œuf, nous n’aurions pas de termes suffisants pour exprimer notre incrédulité. Or, ce paradoxe de l’activité sans le soutien du manger, la Clotho et les autres le réalisent. Je crois avoir démontré que les jeunes Lycoses, tant qu’elles restent avec leur mère, ne prennent pas de nourriture. À la rigueur, des doutes seraient admissibles, l’observation restant muette sur ce qui peut se passer tôt ou tard dans les mystères du terrier. Là, peut-être, la mère repue dégorge-t-elle à sa famille quelques miettes du contenu de son jabot. À tel soupçon, la Clotho se charge de répondre. Comme la Lycose, elle habite avec sa famille, mais elle en est séparée par les cloisons des cellules où sont hermétiquement enclos les petits. En cet état, nulle possibilité de transmission d’aliments solides. Si l’on songeait à des humeurs nutritives qui, expectorées par la mère, s’infiltreraient à travers les cloisons où les reclus viendraient boire, l’Araignée labyrinthe nous dissuaderait de cette idée. Quelques semaines après l’éclosion des jeunes, elle périt, et les petits, toujours renfermés dans leur chambre de satin pendant la moitié de l’année, n’en sont pas moins agiles. Se sustenteraient-ils des soieries enveloppantes ? Mangeraient-ils leur maison ? L’hypothèse n’est pas absurde, car nous avons vu les Épeires, avant d’entreprendre une nouvelle toile, déglutir les ruines de l’ancienne, l’explication n’est pas admissible, nous affirme la Lycose, dont la famille est dépourvue de tout rideau soyeux. Bref, il est certain que les jeunes, tant des unes que des autres, ne prennent absolument aucune nourriture. Enfin on se demande s’ils n’auraient pas en eux-mêmes des réserves venues de l’œuf, matières grasses ou autres dont la combustion graduelle se traduirait en travail mécanique. Si la dépense d’énergie était de faible durée, de quelques heures, de quelques jours, volontiers on s’arrêterait à cette idée d’un viatique moteur, attribut de toute créature venant au monde. Le poussin le possède à un haut degré ; il se tient stable sur ses pattes, il se meut quelque temps avec le secours seul de l’aliment que lui a fourni l’œuf ; mais bientôt, si la pâtée manque à l’estomac, le foyer énergétique s’éteint, l’oiseau périt. Que serait-ce s’il lui fallait, des sept et des huit mois sans discontinuer, se tenir debout, se trémousser, fuir devant un danger ? Où logerait-il les économies nécessaires à telle somme de travail ? La petite Araignée, à son tour, corpuscule de rien comme volume, où pourrait-elle emmagasiner assez de combustible pour suffire à la mobilité pendant une si longue période ? L’imagination recule, effarée devant un atome riche de graisses motrices inépuisables. Force nous est
alors de recourir à l’immatériel, en particulier
aux radiations calorifiques venues de l’extérieur
et converties par l’organisme en mouvement. C’est
la nutrition énergétique ramenée à son expression
la plus simple : la chaleur motrice, au lieu
d’être dégagée des aliments, est utilisée
directement, telle que la rayonne le soleil, foyer
de toute vie. La matière brute a des secrets
déconcertants, témoin le radium ; la matière
vivante a les siens, plus merveilleux encore. Rien
ne dit que du soupçon suscité par l’Araignée, la
science ne fasse un jour vérité démontrée et
théorème fondamental de la physiologie."
JH Fabre
- Souvenirs entomologiques
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