Suggestion de
lecture :
CHAPITRE IV
L’HIRONDELLE ET LE MOINEAU
Un second
problème nous est proposé par le Pélopée. Il
fréquente nos demeures, il recherche la chaleur de
nos foyers. Son nid de boue, sans consistance,
perméable à l’eau, ravagé par une pluie, ruiné de
fond en comble par une humidité de quelque
persistance, rend indispensable un abri sec, nulle
part meilleur que dans nos habitations. Son
tempérament frileux exige en outre retraite
chaude. Peut-être est-il un étranger non encore
bien acclimaté, un émigrant des régions
africaines, qui, venu du pays de la datte au pays
de l’olive, trouve en ce dernier le soleil
insuffisant et supplée le climat cher à sa race
par le climat artificiel de l’âtre. Ainsi
s’expliqueraient ses habitudes, si disparates avec
celles des autres hyménoptères prédateurs, qui
tous fuient le voisinage trop direct de l’homme.
Mais par quelles
étapes a-t-il passé avant de devenir notre
hôte ? Où logeait-il avant qu’il y eût des
logis maçonnés par l’industrie humaine ; où
mettait-il couver sa nichée de larves avant qu’il
y eût des cheminées ? Lorsque, sur les
collines voisines, où les traces de leur séjour
abondent, les antiques Canaques de Sérignan
taillaient le silex pour arme, raclaient la peau
de bique pour vêtement et dressaient pour demeure
la hutte de branchages et de boue, le Pélopée déjà
fréquentait-il leur wigwam ? Construisait-il
dans les profondeurs de quelque pot ventru, en
terre noire, à demi cuite, façonnée sous le pouce,
initiant par tel choix sa descendance à rechercher
aujourd’hui la gourde du paysan sur la
cheminée ? S’avisait-il de bâtir dans le pli
des nippes, dépouilles de loups et d’ours,
appendues à quelque andouiller de cerf, le
porte-manteau de l’époque, s’essayant ainsi dans
une prise de possession qui doit aboutir plus tard
aux rideaux de la fenêtre, à la blouse du
laboureur ? Préférait-il pour son nid l’appui
de la paroi en branches entrelacées et glaise,
vers l’orifice conique qui donnait issue à la
fumée du foyer, disposé au centre de la hutte
entre quatre pierres ? Sans valoir nos
cheminées actuelles, c’était suffisant à la
rigueur.
De ces
misérables débuts aux emplacements d’aujourd’hui,
quels progrès pour le Pélopée, si réellement, dans
ma région, il est contemporain des primitifs
Canaques ! À lui aussi la civilisation a
largement profité : du bien-être croissant de
l’homme il a su faire le sien. La demeure avec
toiture, solives et plafond imaginée, l’âtre avec
faces latérales et canal inventé, le frileux
s’est dit : « Comme il fait bon
ici ! Dressons-y notre tente. » Et,
malgré la nouveauté des lieux, il s’est empressé
d’en prendre possession.
Remontons plus
loin encore. Avant la hutte, avant l’abri sous
roche, avant l’homme, le dernier venu sur la scène
du monde, où bâtissait donc le Pélopée ? La
question n’est pas dépourvue d’intérêt, nous ne
tarderons pas à nous en apercevoir. Et puis, elle
n’est pas isolée. Où nidifiaient l’hirondelle de
fenêtre et l’hirondelle de cheminée avant qu’il y
eût des fenêtres et des cheminées ? Quel
réduit pour sa famille choisissait le moineau
avant qu’il y eût des toitures avec leurs tuiles
et des murailles avec leurs trous ?
Sicut passer
solitarius in tecto, dit déjà le
Psalmiste. Du temps du roi David, le moineau
piaillait tristement sous la tuile du toit aux
ardeurs de l’été comme il le fait de nos jours.
Les constructions d’alors différaient peu des
nôtres, du moins pour les commodités du
moineau ; et l’abri sous la tuile était
depuis longtemps adopté. Mais lorsque la Palestine
n’avait que la tente en poil de chameau, où donc
le passereau faisait-il élection de
domicile ?
Quand Virgile
nous parle du bon Évandre qui, précédé de sa
garde, deux molosses, se rend auprès d’Énée, son
hôte, il nous le montre matinalement éveillé par
le chant des oiseaux :
Evandrum ex
humili tecto lux suscitat alma
Et matutini
voluerum sub culmine cantus.
Quels pouvaient
être ces oiseaux qui, dès la première aube,
gazouillaient sous le toit du vieux roi du
Latium ? Je n’en vois que deux :
l’hirondelle et le moineau, l’un et l’autre
réveille-matin de mon ermitage, aussi ponctuels
qu’aux temps saturniens. Le palais d’Évandre
n’avait rien de princier. Le poète ne le cache
pas ; c’était pauvre demeure : humili
tecto, dit-il. D’ailleurs, le mobilier
nous renseigne sur l’édifice. On donne pour
couchette à l’hôte illustre une peau d’ourse et un
tas de feuilles :
……
Stratisque locavit
Effultum
foliis et pelle Libystidis ursae.
Le Louvre
d’Évandre était donc une case un peu plus grande
que les autres, peut-être en troncs d’arbre
superposés, peut-être en blocs non équarris,
employés tels quels, peut-être en torchis de
roseaux et de glaise. À ce rustique palais
convenait un couvert de chaume. Si primitive que
fût l’habitation, l’hirondelle et le moineau
étaient là, du moins le poète l’affirme. Mais où
se tenaient-ils avant de trouver un gîte dans la
demeure humaine ?
L’industrie du
moineau, de l’hirondelle, du Pélopée et de tant
d’autres ne peut être subordonnée à celle de
l’homme ; chacun doit posséder un art
primordial de bâtir, qui du mieux utilise
l’emplacement disponible. Si de meilleures
conditions se présentent, on en profite ; si
ces conditions manquent, on revient aux antiques
usages, dont la pratique, plus exigeante
quelquefois en travail, est du moins toujours
possible.
Le moineau nous
dira le premier où en était son art de
nidification lorsque manquaient les logements de
la muraille et de la toiture. Le creux d’un arbre,
à l’abri des indiscrets par son élévation, avec
embouchure étroite garantie de la pluie et cavité
suffisamment spacieuse, est pour lui demeure
excellente qu’il accepte volontiers, même quand
abondent dans les alentours les vieux murs et les
toitures. Le moindre dénicheur dans mon village
est au courant de l’affaire, et il en abuse.
L’arbre creux, voilà donc un premier logis employé
par le moineau, bien avant d’utiliser la case
d’Évandre et la forteresse de David sur le rocher
de Sion.
Il a mieux
encore dans ses ressources architectoniques. À son
informe matelas, amoncellement sans cohérence de
plumes, de duvet, de bourre, de paille et autres
matériaux disparates, semblerait indispensable un
appui fixe, largement étalé. Le passereau se rit
de la difficulté, et de temps à autre, pour des
motifs dont je n’ai pas le secret, il conçoit un
plan audacieux : il se propose un nid n’ayant
d’autre appui que trois ou quatre menus rameaux au
sommet d’un arbre. L’inhabile matelassier veut
obtenir la suspension aérienne, la demeure
oscillante, apanage des ourdisseurs, vanniers,
tisseurs, versés à fond dans l’art de
l’entrelacement. Il y parvient.
Dans
l’enfourchure de quelques rameaux, il amasse tout
ce que les abords d’une maison peuvent lui
présenter d’acceptable pour son travail :
menus chiffons, fragments de papier, bouts de fil,
flocons de laine, brins de paille et de foin,
feuilles sèches de graminées, filasse abandonnée
par la quenouille, lanières d’écorce rouies par un
long séjour à l’air ; et de ses récoltes
variées, gauchement enchevêtrées l’une dans
l’autre, il parvient à faire une grosse boule
creuse avec étroite ouverture sur le flanc. C’est
volumineux à l’excès, l’épaisseur du dôme devant
suffire à protéger de la pluie, que n’arrêtera
plus l’abri de la tuile ; c’est très
grossièrement agencé, sans art aucun, mais enfin
c’est assez solide pour tenir bon une saison.
Ainsi devait travailler au début le moineau si
l’arbre creux manquait. Aujourd’hui l’art
primitif, trop coûteux en matériaux et en temps,
est rarement pratiqué.
Deux grands
platanes ombragent ma demeure ; leurs
branches atteignent le toit, où toute la belle
saison se succèdent des générations de moineaux,
trop nombreuses pour mes semis de pois et mes
cerises. Leur vaste fouillis de verdure est la
première étape à la sortie des nids. Là
s’assemblent et longuement piaillent les jeunes,
avant de prendre l’essor pour la picorée ; là
stationnent les escouades des repus à leur retour
des champs. Les adultes s’y donnent rendez-vous
pour surveiller la famille récemment émancipée,
admonester les imprudents, encourager les
timides ; là se vident les querelles de
ménage ; là se discutent les événements du
jour. Du matin au soir, c’est un continuel
va-et-vient de la toiture aux platanes et des
platanes à la toiture. Eh bien, malgré cette
assidue fréquentation, je n’ai vu qu’une fois, en
une douzaine d’années, le moineau nidifier dans la
ramée. Le couple qui se décida pour le nid aérien
sur l’un des platanes ne fut pas très satisfait,
paraît-il, des résultats obtenus, car il ne
recommença pas l’année suivante. Nul depuis n’a
remis une seconde fois sous mes yeux un gros nid
en boule balancé par le vent à l’extrémité d’une
branche. L’abri fixe et moins coûteux de la tuile
est préféré.
Nous voilà
suffisamment renseignés sur l’art primordial du
moineau. Que nous apprendront à leur tour les
hirondelles ? Deux espèces fréquentent nos
demeures : l’hirondelle de fenêtre (Hirundo
urbica) et l’hirondelle de cheminée (Hirundo
rustica), l’une et l’autre fort mal
dénommées, tant dans la langue savante que dans la
langue vulgaire. Ces qualificatifs d’urbica et
de rustica, qui font de la
première une citadine et de la seconde une
villageoise, peuvent s’appliquer aux deux
indifféremment, le séjour tantôt à la ville et
tantôt au village leur étant commun. Les
déterminatifs de fenêtre et de cheminée ont une
précision que les faits rarement confirment et
très souvent contredisent. Pour la clarté,
condition souveraine de toute prose acceptable, et
pour ne pas sortir des mœurs propres aux deux
espèces dans ma région, j’appellerai la
première Hirondelle de muraille, et
la seconde Hirondelle domestique. La
forme du nid est le trait différentiel le plus
frappant. L’hirondelle de muraille donne au sien
la configuration en boule, avec huis rond, tout
juste suffisant pour le passage de l’oiseau.
L’hirondelle domestique façonne le sien en coupe
largement ouverte.
Pour emplacement
de sa construction, l’hirondelle de muraille, bien
moins familière que l’autre, ne choisit jamais
l’intérieur de nos demeures. Il lui faut le
dehors, l’appui élevé, loin des indiscrets ;
mais un abri contre la pluie lui est en même temps
indispensable, car son nid de boue craint l’humide
presque autant que celui du Pélopée. Elle
s’établit donc de préférence sous le rebord des
toits et sous les corniches des édifices. Chaque
printemps, j’ai sa visite. La maison lui plaît. Le
bord de la toiture s’avance en un encorbellement
de quelques rangées de briques comme on les
emploie ici pour le couvert des habitations,
c’est-à-dire courbées en demi-cylindre. De là
résulte une longue série de niches
demi-circulaires, abritées de la pluie par les
rangées supérieures et bien exposées à la chaleur
sur la façade méridionale. Au milieu de tous ces
réduits, si hygiéniques, si bien défendus et
d’ailleurs conformes au plan du nid, l’oiseau n’a
que l’embarras du choix. Il y a place pour tous,
si nombreuse que devienne un jour la colonie.
En dehors des
emplacements de ce genre, je n’en vois pas
d’autres agréés de l’hirondelle dans le village,
si ce n’est le dessous de quelques corniches de
l’église, la seule construction ayant tournure de
monument. En somme, l’appui d’un mur, en plein
air, avec abri contre la pluie, c’est tout ce que
l’hirondelle demande à nos maçonneries.
Mais le rocher
vertical est la muraille naturelle. S’il s’y
trouve des saillies qui surplombent et forment
auvent, l’oiseau doit les adopter comme
l’équivalent du rebord de nos toitures. Les
ornithologistes savent, en effet, que dans les
régions montagneuses, loin des habitations,
l’hirondelle de muraille bâtit contre les parois
verticales des rochers, à la condition que sa
boule de terre soit au sec sous un abri.
Dans mon
voisinage se dressent les montagnes de Gigondas,
la plus curieuse construction géologique qu’il
m’ait été donné de voir. Leur longue chaîne est à
déclivité si rapide que la station verticale est à
peine possible vers le haut ; l’ascension de
la partie accessible doit s’achever en rampant. On
se trouve alors au pied d’une falaise à pic,
énorme table de roche vive qui, pareille à quelque
rempart de Titans, surmonte d’une crête dentelée
le dos abrupt. Les gens du pays appellent cette
cyclopéenne muraille les Dentelles. J’herborisais
un jour à sa base, quand mes regards furent
attirés par les évolutions d’un essaim d’oiseaux
devant la sauvage façade. Aisément je reconnus
l’hirondelle de muraille : son vol
silencieux, son ventre blanc, son nid en boule
appliqué contre le roc, me renseignaient assez. À
mon tour, j’apprenais là, en dehors des livres,
que cette espèce accole ses nids aux rochers
verticaux lorsque lui manquent les corniches de
nos édifices et le rebord de nos toitures. Ainsi
devait-elle nidifier dans les temps antérieurs à
nos maçonneries.
Le problème est
autrement épineux pour la seconde espèce. Beaucoup
plus confiante dans notre hospitalité, et
peut-être aussi plus frileuse, l’hirondelle
domestique s’établit autant que possible à
l’intérieur de nos demeures. L’embrasure d’une
fenêtre, le dessous d’un balcon, à la rigueur lui
suffisent ; mais elle leur préfère le hangar,
le grenier, l’écurie, la chambre déserte.
Cohabiter avec l’homme, dans le même appartement,
est entreprise non au-dessus de sa familiarité.
Aussi peu craintive que le Pélopée pour prendre
possession des lieux, elle s’installe dans la
cuisine de la ferme, elle maçonne sur la solive
enfumée du paysan ; plus aventureuse même que
l’insecte potier, elle fait siens le salon, le
cabinet, la chambre à coucher et toute pièce de
tenue correcte qui lui laisse la liberté d’aller
et de venir.
Chaque
printemps, j’ai à me défendre contre ses
audacieuses usurpations. Volontiers je lui cède le
hangar, le porche de la cave, le réduit du chien,
le bûcher et autres dépendances de l’habitation.
Cela ne suffit pas à ses vues ambitieuses :
il lui faut mon cabinet de travail. Une fois elle
veut s’établir sur la tringle des rideaux, une
autre fois sur le bord même de la croisée ouverte.
Vainement je cherche à lui faire comprendre, en
abattant les fondations de son édifice à mesure
qu’elle les dresse, combien serait dangereux pour
son nid le soutien mobile d’une croisée, qui doit
se fermer de temps en temps, au risque d’écraser
la maison et la couvée ; combien seraient
désagréables pour mes rideaux la besogne boueuse
et plus tard les fientes des oisillons : je
ne parviens pas à la persuader ; et pour
couper court à l’entreprise obstinée, je suis
obligé de tenir les fenêtres closes. Si je les
ouvre de trop bonne heure, elle revient avec sa
becquée de terre pour recommencer.
Instruit par
l’expérience, je sais ce que me coûterait une
hospitalité réclamée avec tant d’insistance. Si je
laissais ouvert sur la table quelque livre
précieux, si je laissais étalé quelque dessin de
champignon, travail de ma matinée et tout frais
encore du pinceau, elle ne manquerait pas d’y
laisser choir, en passant, son cachet de boue, son
parafe stercoral. Ces petites misères m’ont rendu
soupçonneux, et je tiens bon contre l’importune
visiteuse.
Une seule fois,
je me suis laissé séduire. Le nid était placé dans
l’angle du mur et du plafond, sur quelques
moulures de plâtre. En dessous se trouvait une
console de marbre, dépôt habituel des livres que
j’avais à consulter. En prévision des événements,
je déménageai la bibliothèque succursale. Tout
alla bien à peu près jusqu’à l’éclosion ;
mais aussitôt les oisillons présents, les choses
changèrent d’aspect. Avec leur estomac insatiable,
où les aliments ne font que passer, aussitôt
digérés, fondus, les six nouveau-nés devenaient
intolérables. De minute en minute, flac !
flac ! le guano pleuvait sur la console.
Ah ! si mes pauvres livres avaient été
là ! Malgré mes coups de balai, le fumet
ammoniacal emplissait mon cabinet. Et puis, quelle
servitude ! L’appartement se fermait la nuit.
Le père couchait dehors ; la mère en fit
autant quand la couvée fut grandelette. Alors, dès
la première aube, ils étaient aux fenêtres, se
désolant devant la barricade de verre. Pour ouvrir
aux affligés, il fallait me lever à la hâte, la
paupière encore lourde de sommeil. Non, je ne me
laisserai plus tenter ; je ne permettrai plus
à l’hirondelle de s’établir dans une pièce qui
doit être fermée la nuit, et encore moins dans la
pièce où je raconte les mésaventures que m’a
values ma trop bénévole complaisance.
On le
voit : l’hirondelle à nid en demi-coupe
mérite excellemment la qualification de
domestique, en ce sens qu’elle a pour demeure
l’intérieur de nos maisons. Sous ce rapport, elle
est parmi les oiseaux ce que le Pélopée est parmi
les insectes. Ici se représente la question du
moineau et de l’hirondelle de muraille : où
logeait-elle avant qu’il y eût des maisons ?
Pour mon compte, je ne l’ai jamais vue nidifier
ailleurs qu’à l’abri de nos habitations ; et
les auteurs que je consulte ne paraissent pas en
savoir plus long sur ce sujet. Aucun ne dit mot du
manoir adopté par l’oiseau en dehors des refuges
fournis par l’industrie humaine. La longue
fréquentation de notre société et le bien-être
qu’elle y trouve lui auraient-ils désappris à fond
les us primitifs de sa race ?
J’ai de la peine
à le croire : l’animal n’est pas oublieux à
ce point des mœurs antiques lorsqu’il est
nécessaire de se les remémorer. Quelque part, de
nos jours, l’hirondelle travaille encore en dehors
de notre dépendance comme elle le faisait au
début. Si l’observation se tait sur le gîte
choisi, l’analogie supplée à ce silence avec toute
la probabilité désirable. En somme, pour
l’hirondelle domestique, que représentent nos
maisons ? Des refuges contre les intempéries,
contre la pluie surtout, si pernicieuse à la
conque de boue. Les grottes naturelles, les
cavernes, les anfractuosités des éboulements
rocheux, sont autant de refuges, moins hygiéniques
peut-être, mais enfin très acceptables. À n’en pas
douter, c’est là que l’hirondelle maçonnait son
nid quand lui manquait la demeure humaine. L’homme
contemporain du mammouth et du renne est venu
partager avec elle le logement sous roche. Entre
les deux, l’intimité s’est établie. Puis, de
progrès en progrès, à la caverne a succédé la
hutte, à la hutte la case, à la case la
maison ; et l’oiseau, laissant le moins bon
pour le meilleur, a suivi l’homme dans sa demeure
perfectionnée.
Terminons la
cette digression sur les mœurs des oiseaux pour
appliquer au Pélopée les documents recueillis en
route. Chaque espèce exerçant son industrie dans
nos habitations a dû d’abord, et doit encore,
disons-nous, l’exercer dans des conditions où
l’œuvre de l’homme est étrangère. L’hirondelle de
muraille et le moineau viennent de nous en fournir
des preuves qui ne laissent rien à désirer ;
plus réservée dans ses secrets, l’hirondelle
domestique ne nous a livré que des probabilités,
bien voisines, d’ailleurs, de la certitude.
Presque aussi tenace que cette dernière dans son
refus de divulguer les antiques usages, le Pélopée
est longtemps resté pour moi problème insoluble
sous le rapport du domicile primordial. Où se
tenait donc, loin de l’homme, le passionné colon
de nos cheminées ? Trente années et plus se
sont écoulées depuis que j’ai fait sa
connaissance, et son histoire se terminait
toujours par un point d’interrogation. En dehors
de nos demeures, aucune trace de nid de Pélopée.
Cependant j’appliquais la méthode de l’analogie,
qui donne réponse très probable à la question de
l’hirondelle domestique ; je portais mes
recherches dans les grottes, dans les abris sous
roc à chaude exposition. Jamais de renseignements.
Je poursuivais toujours mes inutiles
investigations, quand le hasard, propice à ceux
qui ne se lassent pas, est enfin venu me
dédommager à trois reprises, et dans des
conditions que je ne soupçonnais pas le moins du
monde favorables.
Les antiques
carrières de Sérignan sont riches en
amoncellements de pierrailles, rebuts entassés là
depuis des siècles. Ces amas sont le refuge du
mulot, qui gruge, sur un matelas de foin, les
amandes, les noyaux d’olives, les glands cueillis
à la ronde, et varie ce régime farineux avec des
escargots, dont les coquilles vides s’entassent
sous quelque dalle. Divers hyménoptères, des
Osmies, des Anthidies, des Odynères, choisissent
dans le tas conchyliologique abandonné et
bâtissent leurs loges dans la spirale de
l’escargot à leur goût. La recherche de telles
richesses me fait remuer tous les ans quelques
mètres cubes de ces pierrailles.
Trois fois, en
semblable travail, j’ai fait rencontre de
l’ouvrage du Pélopée. Deux nids étaient placés
dans les profondeurs du tas, contre des moellons
guère plus gros que les deux poings ; le
troisième se trouvait fixé à la face inférieure
d’une large pierre plate, formant voûte au-dessus
du sol. En ces trois nids, soumis aux vicissitudes
du dehors, rien de plus que l’habituelle structure
à l’intérieur de nos maisons. Pour matière, la
boue plastique, comme toujours ; pour
défense, une écorce de la même boue ; et
voilà tout. Les périls de l’emplacement n’avaient
inspiré à l’architecte aucune amélioration ;
l’édifice ne différait pas de ceux qui sont bâtis
contre la paroi d’une cheminée. Un premier point
est acquis : dans ma région, le Pélopée
nidifie parfois, mais très rarement, dans les tas
de pierres et sous les dalles naturelles qui ne
touchent pas en plein le sol. Ainsi devait-il
nidifier avant de devenir l’hôte de nos demeures
et de nos foyers.
Un second point
est à débattre. Les trois nids rencontrés sous les
pierres sont dans un piteux état. Imprégnés
d’humidité, ils n’ont guère plus consistance que
la flaque de boue exploitée pour leur
construction. Ils sont ramollis au point de n’être
plus maniables. Les loges sont éventrées ;
les cocons, si reconnaissables à leur teinte, à
leur translucidité de pellicule d’oignon, sont en
pièces, sans vestiges des larves que je devrais y
voir à l’époque de mes trouvailles, c’est-à-dire
en hiver. Les trois masures ne sont pourtant pas
de vieux nids ruinés par le temps après la sortie
de l’insecte parfait, car les portes d’issue sont
encore closes, exactement tamponnées. C’est
latéralement, par des brèches anormales, que les
loges bâillent. Jamais l’insecte, se libérant, ne
commet ces violentes effractions. Ce sont bien des
nids récents, des nids du précédent été.
Leur délabrement
a pour cause la situation non assez défendue. Dans
les tas de pierres, la pluie pénètre ; sous
l’abri d’une dalle, l’humidité sature l’air. S’il
tombe un peu de neige, le mal s’aggrave encore.
Ainsi se sont effrités, éboulés, les misérables
nids, en laissant les cocons partiellement à nu.
Non défendues par leur étui de terre, les larves
sont devenues la proie du brigandage qui moissonne
le faible. Quelque mulot passant par là peut-être
a fait régal de ces tendres lardons.
Devant ces
ruines, un soupçon me vient. L’art primitif du
Pélopée est-il bien praticable dans ma
région ? En nidifiant ici dans les amas de
pierres, l’insecte potier trouve-t-il, surtout
pendant l’hiver, la sécurité nécessaire à sa
famille ? C’est fort douteux. L’extrême
rareté des nids dans de telles conditions dénote
la répugnance de la mère pour ces emplacements, et
l’état délabré de ceux que j’y trouve semble en
affirmer le péril. Si le climat, trop peu clément,
met le Pélopée dans l’impuissance de pratiquer
avec succès l’industrie des ancêtres, ne serait-ce
pas la preuve que l’insecte est un étranger, un
colon venu d’un pays plus chaud, plus sec, où ne
sont pas à redouter les pluies tenaces et surtout
les neiges ?
Volontiers je me
le figure comme originaire de l’Afrique. Dans le
lointain des âges, il nous est venu par étapes à
travers l’Espagne et l’Italie, et la région de
l’olivier est à peu près la limite de son
extension vers le nord. C’est un africain
naturalisé provençal. En Afrique, en effet, il
nidifie fréquemment, dit-on, sous les pierres, ce
qui, je pense, ne doit pas lui faire dédaigner la
demeure de l’homme, s’il y trouve tranquillité.
Ses congénères de la Malaisie sont mentionnés
comme fréquentant les habitations. Ils ont les
mêmes mœurs que l’hôte de nos foyers ; ils
partagent avec lui la singulière prédilection pour
les tissus flottants, les rideaux des fenêtres.
D’un bout à l’autre du monde, même goût pour les
araignées, pour les cellules de boue, pour l’abri
sous le toit de l’homme. Si j’étais en Malaisie,
je retournerais les tas de pierres, et très
probablement je recueillerais une ressemblance de
plus : la nidification originelle sous
quelque dalle."