Le Trochiscanthe nodiflore
[TN]
n°674 (2019-25)
mardi 18 juin 2019
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
explications sur le nom de cette
lettre : [ici]
ou [ici]
Si cette page ne s'affiche pas
correctement, cliquez [ici]
Pour regarder et écouter,
|
L'Etang sous les nuages... Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 7 juin 2019 Grèbe huppé et ses petits Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 7 juin 2019
Portrait de
Cygne tuberculé
Goéland
leucophéeChamp-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 7 juin 2019 <image recadrée> Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 7 juin 2019 Poisson (mort)
Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 7 juin 2019 Trop lourd à
soulever...
Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 7 juin 2019 Foulque macroule Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 7 juin 2019
Un adulte a
ramené un poisson...
Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 7 juin 2019 <image recadrée> Le petit a du mal à l'avaler ! Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 7 juin 2019 Sieste digestive ! Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 7 juin 2019 Reflet Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 7 juin 2019 Grèbe castagneux (adulte) Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 7 juin 2019 Iris
faux-acore
ObservatoireChamp-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 7 juin 2019 Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 7 juin 2019 Orchis des
marais
Salsifis sp.Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 7 juin 2019 (en fleur) Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 7 juin 2019 Salsifis sp.
Sauge(en fruit) Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 7 juin 2019 Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 7 juin 2019 Coquelicot
Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 7 juin 2019 Feuilles de
Cardère Phacélie à
feuille de Tanaisie
Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 7 juin 2019
Polémoine
bleue
Hêtre Bleuet et
Coquelicot
Champ-Pittet, Yverdon (Suisse) vendredi 7 juin 2019 |
"I
Depuis l’aube, le chemin suivait la colline à travers un fouillis de bambous et d’herbe où le cheval et le cavalier disparaissaient parfois complètement ; puis la tête du jésuite réapparaissait sous son casque blanc, avec son grand nez osseux au-dessus des lèvres viriles et ironiques et ses yeux perçants qui évoquaient bien plus des horizons illimités que les pages d’un bréviaire. Sa haute taille s’accommodait mal des proportions du poney Kirdi qui lui servait de monture ; ses jambes faisaient un angle aigu avec sa soutane, dans des étriers beaucoup trop courts pour lui, et il se balançait parfois dangereusement sur sa selle, regardant avec des mouvements brusques de son profil de conquistador le paysage des monts Oulé, auquel il était difficile de ne pas reconnaître un certain air de bonheur. Il avait quitté, il y avait trois jours, le terrain où il dirigeait des fouilles pour des instituts belge et français de paléontologie et, après un parcours en jeep, il suivait à cheval le guide depuis quarante-huit heures à travers la brousse, vers l’endroit où Saint-Denis était censé se trouver. Il n’avait pas aperçu le guide depuis le matin, mais la piste n’avait pas d’embranchement, et il entendait parfois devant lui un crissement d’herbes et le bruit des sabots. Parfois, il s’assoupissait, ce qui le mettait de mauvaise humeur ; il n’aimait pas se souvenir de ses soixante-dix ans, mais la fatigue de sept heures de selle faisait souvent dériver ses pensées dans une rêverie dont sa conscience de religieux et son esprit de savant réprouvaient à la fois le vague et la douceur. Parfois il s’arrêtait et attendait que son boy le rejoignît, avec le cheval qui transportait dans une cantine quelques fragments intéressants, résultats de ses dernières fouilles, ainsi que ses manuscrits, qui ne le quittaient jamais. On n’était pas très haut ; les collines avaient des pentes douces ; parfois, leurs flancs se mettaient à bouger, à vivre : les éléphants. Le ciel était, comme toujours, infranchissable, vaporeux et lumineux, obstrué par toutes les sueurs de la terre africaine. Les oiseaux eux-mêmes paraissaient en avoir perdu le chemin. Le sentier continua à monter et, à un tournant, le jésuite vit, au-delà des collines, la plaine de l’Ogo, avec cette brousse crépue et serrée qu’il n’aimait pas et qui était, pensait-il, à la grande forêt équatoriale, ce que la grossièreté des poils est à la noblesse de la chevelure. Il avait calculé son arrivée pour midi, mais ce ne fut que vers deux heures qu’il déboucha au sommet de la colline. Il y vit la tente de l’administrateur, et le boy occupé à nettoyer des gamelles accroupi devant les restes d’un feu. Le jésuite passa la tête à l’intérieur de la tente et trouva Saint-Denis assoupi sur son lit de camp. Il ne le dérangea pas, attendit que sa tente fût dressée, fit sa toilette, but du thé et dormit un peu. Quand il se réveilla il sentit aussitôt la fatigue dans tout son corps. Il demeura un moment étendu sur le dos. Il pensait qu’il était un peu triste d’être très vieux et qu’il ne lui restait donc plus beaucoup de temps, et qu’il allait falloir se contenter sans doute de ce qu’il savait déjà. Lorsqu’il sortit de sa tente, il trouva Saint-Denis en train de fumer sa pipe, face aux collines que le soleil n’avait pas encore quittées, mais qui paraissaient déjà comme touchées par un pressentiment. Il était plutôt petit, chauve, le visage pris dans une barbe désordonnée, avec des lunettes d’acier sur des yeux qui tenaient toute la place dans un visage émacié, aux pommettes saillantes ; les épaules voûtées et étroites évoquaient un emploi sédentaire, plutôt que celui de dernier gardien des grands troupeaux africains. Ils parlèrent un moment des amis communs, des bruits de guerre et de paix, puis Saint-Denis interrogea le Père Tassin sur ses travaux, lui demandant notamment s’il était exact que, depuis les dernières découvertes en Rhodésie, on pût tenir pour acquis que l’Afrique fût le vrai berceau de l’humanité. Enfin, le jésuite posa sa question. Saint-Denis ne parut pas surpris qu’un membre éminent de l’illustrissime Compagnie, âgé de soixante-dix ans et qui avait parmi les Frères des missions la réputation de s’intéresser beaucoup plus aux origines scientifiques de l’homme qu’à son âme, n’eût pas hésité à faire deux jours de cheval pour venir l’interroger au sujet d’une fille dont la beauté et la jeunesse ne devaient pourtant pas peser bien lourd dans l’esprit d’un savant habitué à compter en millions d’années et en âges géologiques. Il répondit donc franchement et continua à parler avec un abandon grandissant et un étrange sentiment de soulagement, au point qu’il lui arriva plus tard de se demander si le Père Tassin n’était pas venu jusqu’à lui uniquement pour l’aider à jeter bas ce poids de solitude et de souvenirs qui l’oppressait. Mais le jésuite écoutait en silence, avec une politesse presque distante, n’essayant à aucun moment d’offrir une de ces consolations pour lesquelles sa religion est si justement célèbre. La nuit les surprit ainsi, mais Saint-Denis continua à parler, ne s’interrompant qu’une fois, pour ordonner à son boy N’Gola d’allumer un feu qui fit aussitôt fuir ce qui restait du ciel, si bien qu’ils durent s’écarter un peu pour retrouver la compagnie des collines et celle des étoiles. [...] Je
dois
vous dire aussi que j’ai contracté, en
captivité, une dette envers les éléphants,
dont j’essaye seulement de m’acquitter. C’est
un camarade qui avait eu cette idée, après
quelques jours de cachot — un mètre dix sur un
mètre cinquante — alors qu’il sentait que les
murs allaient l’étouffer, il s’était mis à
penser aux troupeaux d’éléphants en liberté —
et, chaque matin, les Allemands le trouvaient
en pleine forme, en train de rigoler : il
était devenu increvable. Quand il est sorti de
cellule, il nous a passé le filon, et chaque
fois qu’on n’en pouvait plus, dans notre cage,
on se mettait à penser à ces géants fonçant
irrésistiblement à travers les grands espaces
ouverts de l’Afrique. Cela demandait un
formidable effort d’imagination, mais c’était
un effort qui nous maintenait vivants. Laissés
seuls, à moitié crevés, on serrait les dents,
on souriait et, les yeux fermés, on continuait
à regarder nos éléphants qui balayaient tout
sur leur passage, que rien ne pouvait retenir
ou arrêter ; on entendait presque la terre qui
tremblait sous les pas de cette liberté
prodigieuse et le vent du large venait emplir
nos poumons. Naturellement, les autorités du
camp avaient fini par s’inquiéter, le moral de
notre block était particulièrement élevé, et
on mourait moins. Ils nous ont serré la vis.
Je me souviens d’un copain, un nommé Fluche,
un Parisien, qui était mon voisin de lit. Le
soir, je le voyais, incapable de bouger — son
pouls était tombé à trente-cinq — mais de
temps en temps nos regards se rencontraient :
j’apercevais au fond de ses yeux une lueur de
gaieté à peine perceptible et je savais que
les éléphants étaient encore là, qu’il les
voyait à l’horizon… les gardes se demandaient
quel démon nous habitait. Et puis, il y a eu
parmi nous un mouchard qui leur a vendu la
mèche. Vous pouvez vous imaginer ce que ça a
donné. L’idée qu’il y avait encore en nous
quelque chose qu’ils ne pouvaient pas
atteindre, une fiction, un mythe qu’ils ne
pouvaient pas nous enlever et qui nous aidait
à tenir, les mettait hors d’eux. Et ils se
sont mis à fignoler leurs égards ! Un soir,
Fluche s’est traîné jusqu’au block et j’ai dû
l’aider à atteindre son coin. Il est resté là
un moment, allongé, les yeux grands ouverts,
comme s’il cherchait à voir quelque chose et
puis il m’a dit que c’était fini, qu’il ne les
voyait plus, qu’il ne croyait même plus que ça
existait. On a fait tout ce qu’on a pu pour
l’aider à tenir. Il fallait voir la bande de
squelettes que nous étions l’entourant avec
frénésie, brandissant le doigt vers un horizon
imaginaire, lui décrivant ces géants qu’aucun
oppression, aucune idéologie ne pouvaient
chasser de la terre. Mais le gars Fluche
n’arrivait plus à croire aux splendeurs de la
nature. Il n’arrivait plus à imaginer qu’une
telle liberté existait encore dans le monde —
que les hommes, fût-ce en Afrique, étaient
encore capables de traiter la nature avec
respect. Pourtant il a fait un effort. Il a
tourné vers moi sa sale gueule et il m’a
cligné de l’oeil. « Il m’en reste encore un,
murmura-t-il. Je l’ai bien planqué, bien au
fond, mais j’ pourrai plus m’en occuper… J’ai
plus c’ qu’il faut… Prends-le avec les tiens.
» Il faisait un effort terrible pour parler,
le gars Fluche, mais la petite lueur dans les
yeux y était encore. « Prends-le avec les
tiens… Il s’appelle Rodolphe. — C’est un nom à
la con, que je lui dis. J’en veux pas…
Occupe-t’en toi-même. » Mais il m’a regardé
d’une façon… « Allez sou, lui dis-je, je te le
prends, ton Rodolphe, quand t’iras mieux, je
te le rendrai. » Mais je tenais sa main dans
la mienne et j’ai tout de suite su que
Rodolphe il était avec moi pour toujours.
Depuis, je le trimbale partout avec moi. Et,
voilà, mademoiselle, pourquoi je suis venu en
Afrique, voilà ce que je défends. Et quand il
y a quelque part un salaud de chasseur qui tue
un éléphant, j’ai une telle envie de lui loger
une balle là où il aime bien ça, que je n’en
dors pas la nuit. Et voilà aussi pourquoi
j’essaye d’obtenir des autorités une mesure
bien modeste…
Romain
GARY - Les racines du ciel
|
|