Le Trochiscanthe nodiflore
[TN]
n°653 (2019-03)
mardi 15 janvier 2019
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Canard colvert femelle La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) samedi 1er décembre 2018 Canard colvert mâle à sa toilette La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) samedi 1er décembre 2018
Foulque
macroule
La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) samedi 1er décembre 2018 <image recadrée>
Foulque
macroule
La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) samedi 1er décembre 2018 Colvert mâle
La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) samedi 1er décembre 2018 Repos
sur la glace
La
Rivière-Drugeon (Haut-Doubs)La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) samedi 15 décembre 2018 samedi 15 décembre 2018 Pas de [TN] la semaine prochaine... A bientôt |
"Pour commencer, le bois n'était pas très dense là où l'herbe se faisait rare en limite du champ. Il y avait des lodgepoles et des sapins là où le sol était plus plat, mais lorsqu'il se soulevait jusqu'à se transformer en montagne, on trouvait des pins ponderosas, des bouleaux, des trembles et des mélèzes. Le garçon chevauchait à une allure tranquille, en fumant et guidant le cheval avec ses jambes. Ils longèrent des fourrés de mûres et enjambèrent avec précaution les souches, les rocs et les plaies rouges des pins déracinés. C'était la fin de l'automne. Le vert foncé des sapins ressortait sur une pénombre maussade, et les soudains éclats de couleur des dernières feuilles encore présentes l'émerveillèrent comme le flamboiement des lucioles dans un champ déjà sombre. La jument hennit, la promenade lui plaisait, et pendant un moment le garçon poursuivit son chemin les yeux fermés pour essayer d'entendre des mouvements de vie au loin dans le fouillis du bois. l était grand pour
son âge, efflanqué ; il avait un air sérieux qui
semblait être le fruit de la morosité, et il était
calme, si bien que certains disaient qu’il était
mélancolique, songeur et grave. Il n’était rien de
tout cela. Par contre, il avait appris à apprécier
la solitude et sa maîtrise des mots était brutale,
directe, davantage celle d’un discours d’adulte que
d’enfant. En conséquence de quoi les gens trouvaient
son silence bizarre, et ils l’évitaient ; son allure
d’Indien obstiné était perturbante, même chez un
enfant de seize ans. Le vieil homme lui avait très
tôt inculqué la valeur du labeur et il était heureux
de travailler : il trouvait son bonheur dans le
travail de la ferme et sa joie dans les chevaux
ainsi que dans les étendues infinies des pays d’en
haut. Il avait quitté l’école dès qu’il avait
atteint l’âge légal. Il ne s’intéressait pas aux
livres et là où il passait le plus clair de son
temps libre, nul besoin de grandes idées, théories
ou paroles, et s’il était taciturne, cela lui
convenait. Il entendait les symphonies du vent sur
les crêtes, et les cris stridents des faucons et des
aigles étaient pour lui des arias ; le grognement
des grizzlys et le hurlement perçant d’un loup
contrastaient avec l’œil impassible de la lune. Il
était indien. Le vieil homme lui avait dit que
c’était sa nature et il l’avait toujours cru. Sa vie
c’était d’être seul à cheval, de tailler des cabanes
dans des épicéas, de faire des feux dans la nuit, de
respirer l’air des montagnes, suave et pur comme
l’eau de source, et d’emprunter des pistes trop
obscures pour y voir, qu’il avait appris à remonter
jusqu’à des lieux que seuls les couguars, les
marmottes et les aigles connaissaient. Le vieil
homme lui avait enseigné presque tout ce qu’il
savait, mais il était vieux et trop rouillé pour
monter sur une selle à présent et, depuis quasiment
quatre ans, le garçon arpentait seul les terres. Des
jours, des semaines parfois. Seul. Il n’avait jamais
su ce qu’était la solitude. Même s’il y
réfléchissait bien, il n’arrivait pas à donner une
définition du mot. Il était en lui, indéfini et
inutile comme l’algèbre – la terre, la lune et l’eau
établissaient la seule équation qui donnait de la
perspective à son monde et il le traversait à cheval
revigoré et rassuré de sentir ces terres autour de
lui comme le refrain d’un hymne ancien. C’était ce
qu’il connaissait. C’était ce qu’il lui fallait. La
jument accéléra et il la laissa faire, alors elle
partit au trot entre les arbres en direction du
ruisseau qui passait au sud-ouest dans le creux
d’une vallée. Elle était faite pour la montagne.
C’est pour cela qu’il l’avait choisie, elle, plutôt
qu’un autre de leurs trois chevaux. Fiable, le pied
sûr, pas du genre à s’effrayer. Une fois au
ruisseau, elle y entra, baissa la tête pour boire,
il s’assit, se roula une cigarette et chercha la
trace d’un passage de chevreuil. Le soleil se
glissait par-dessus la cime de la montagne et ce
serait bientôt la pleine matinée dans la vallée. Il
en avait pour la journée avant d’arriver à Parson’s
Gap et il se dit qu’il pourrait gagner du temps en
franchissant tout droit la prochaine ligne de crête.
Un chevreuil y avait laissé une trace sinueuse et il
la suivrait en laissant la jument avancer à son
allure. Il était déjà venu avec elle ici une dizaine
de fois et comme elle repérait l’odeur du couguar et
de l’ours, ça ne le dérangeait pas de la laisser
faire pendant que lui la montait, fumait et
regardait le paysage. Quand elle eut bu tout son
soûl, il la fit sortir du ruisseau et tourner en
direction du nord vers le début du sentier. Elle
suivit ce sentier sans difficulté, le souvenir de
l’écurie chaude, de l’avoine et de la paille
fraîche, des pommes aigres que le garçon lui
apportait avant de se coucher auprès d’elle pour la
nuit, la poussait de l’avant, et sur son dos, le
garçon se balançait, tanguait et roulait à son
rythme, en fumant et en chantant de sa voix grave et
rauque tout en se demandant ce que pouvait avoir son
père et pourquoi il avait demandé après lui..."
Richard
Wagamese - Les étoiles s'éteignent à
l'aube
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