Le Trochiscanthe nodiflore
[TN]
n°651 (2019-01)
mardi 1er janvier 2019
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
explications sur le nom de cette
lettre : [ici]
ou [ici]
Si cette page ne s'affiche pas
correctement, cliquez [ici]
Pour regarder et écouter,
|
Mésange
charbonnière
Courvières (Haut-Doubs) samedi 28 décembre 2018 "Puisqu’il n’est donné à qui que ce
soit d’échapper au rêve, acceptons-le. Tâchons
seulement d’avoir le bon. Les hommes haïssent,
brutalisent, frappent, mentent ; regardez
la première civilisation venue, l’antique
comme la moderne, regardez quelque siècle que
ce soit, le vôtre comme les autres, vous ne
voyez qu’imposteurs, batailleurs, conquérants,
brigands, tueurs, bourreaux, méchants,
hypocrites ; tout cela somnambule.
Laissez-leur leurs acharnements et leurs
assouvissements dans leur nuée sanglante.
Laissez aux choses violentes et aux choses
aveugles leur inutile furie d’ouragan. Les
passions de l’homme en tempête, quelle pitié,
et pour quel but ! Des simulacres
poursuivant des chimères ! Laissez-leur
leur rêve, à ces fantômes.
Vous, partagez votre pain avec les petits enfants, regardez si personne ne va pieds nus autour de vous, souriez aux mères nourrices sur le seuil des chaumières, promenez-vous sans malveillance dans la nature, n’écrasez point sans savoir pourquoi la fleur de l’herbe, faites grâce aux nids d’oiseaux, penchez-vous de loin sur les peuples et de près sur les pauvres. Levez-vous pour le travail, couchez-vous dans la prière, endormez-vous du côté de l’inconnu, ayez pour oreiller l’infini, aimez, croyez, espérez, vivez, soyez comme celui qui a un arrosoir à la main, seulement que votre arrosoir soit de bonnes œuvres et de bonnes paroles, ne vous découragez jamais, soyez mage et soyez père, et si vous avez des champs, cultivez-les, et si vous avez des fils, élevez-les, et si vous avez des ennemis, bénissez-les, avec cette douce autorité secrète que donne à l’âme la patiente attente des aurores éternelles... [...]
Tu rêves donc aussi, ô Toi !
Pardonne-nous nos songes alors." Victor HUGO
- Le Promontoire du songe
Pour lire d'autres extraits, voir plus bas dans la page... |
Château de Joux La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) lundi 5 novembre 2018 La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) lundi 5 novembre 2018
Hêtre
La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) lundi 5 novembre 2018 Viorne lantane La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) lundi 5 novembre 2018 Ronce
La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) lundi 5 novembre 2018 Nerprun des
Alpes
Euphorbe sp.La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) lundi 5 novembre 2018 La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) lundi 5 novembre 2018 Brumes
CornouillerLa Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) lundi 5 novembre 2018 La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) lundi 5 novembre 2018 Erable
sycomore
EglantierLa Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) lundi 5 novembre 2018 La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) lundi 5 novembre 2018 Aubépine La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) lundi 5 novembre 2018 Alisier blanc La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) lundi 5 novembre 2018 Ombres La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) lundi 5 novembre 2018 Glace Bouverans, Entonnoir (Haut-Doubs) samedi 15 décembre 2018 Bouverans,
Entonnoir (Haut-Doubs)
samedi 15 décembre 2018
Bouverans, Entonnoir (Haut-Doubs) samedi 15 décembre 2018 Tarentule
Bouverans, Entonnoir (Haut-Doubs) samedi 15 décembre 2018 Joyaux
RefletBouverans, Entonnoir (Haut-Doubs) samedi 15 décembre 2018 Bouverans, Entonnoir (Haut-Doubs) samedi 15 décembre 2018 Bouverans,
Entonnoir (Haut-Doubs)
Refletsamedi 15 décembre 2018 La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) mardi 25 décembre 2018 Ponton
inondé ! Lichen Jeux d'eau et
de lumière Vagues Givre |
ou
cliquez [ici]
et "Sur les épaules de Darwin" (JC Amaisen - Cette étoffe sur laquelle naissent les rêves (2) du 15 septembre 2012) :
... et de lectures : "Je me rappelle qu’un soir d’été, il y a longtemps de cela, en 1834, j'allai à l’Observatoire. Je parle de Paris, où j’étais alors. J’entrai. La nuit était claire, l’air pur, le ciel serein, la lune à son croissant ; on distinguait à l’œil nu la rondeur obscure modelée, la lueur cendrée. Arago était chez lui, il me fit monter sur la plate-forme. Il y avait là une lunette qui grossissait quatre cents fois ; si vous voulez vous faire une idée de ce que c’est qu’un grossissement de quatre cents fois, représentez-vous le bougeoir que vous tenez à la main haut comme les tours de Notre-Dame. Arago disposa la lunette, et me dit : regardez. Je regardai. J’eus un mouvement de désappointement. Une espèce de trou dans l’obscur, voilà ce que j’avais devant les yeux ; j’étais comme un homme à qui l’on dirait : regardez, et qui verrait l’intérieur d’une bouteille à l’encre. Ma prunelle n’eut d’autre perception que quelque chose comme une brusque arrivée de ténèbres. Toute ma sensation fut celle que donne à l’œil dans une nuit profonde la plénitude du noir. — Je ne vois rien, dis-je. Arago répondit : — Vous voyez la lune. J’insistai : — Je ne vois rien. Arago reprit : — Regardez. Un instant après, Arago poursuivit : — Vous venez de faire un voyage. — Quel voyage ? — Tout à l’heure, comme tous les habitants de la terre, vous étiez à quatre-vingt-dix mille lieues de la lune. — Eh bien ? — Vous en êtes maintenant à deux cent vingt-cinq lieues. — De la lune ? — Oui. C’était là en effet le résultat du grossissement de quatre cents fois. J’avais, grâce à la lunette, fait sans m’en douter cette enjambée, quatre-vingt-dix-neuf mille sept cent soixante-quinze lieues en une seconde. Du reste, cet effrayant et subit rapprochement de la planète ne me faisait aucun effet. Le champ du télescope était trop étroit pour embrasser la planète entière, la sphère ne s’y dessinait pas, et ce que j’en voyais, si j’en voyais quelque chose, n’était qu’un segment obscur. Arago, comme il me l’expliqua ensuite, avait dirigé le télescope vers un point de la lune qui n’était pas encore éclairé. Je repris : — Je ne vois rien. — Regardez, dit Arago. Je suivis l’exemple de Dante vis-à-vis de Virgile. J’obéis. Peu à peu ma rétine fit ce qu’elle avait à faire, les obscurs mouvements de machine nécessaires s’opérèrent dans ma prunelle, ma pupille se dilata, mon œil s’habitua, comme on dit, et cette noirceur que je regardais commença à blêmir. Je distinguai, quoi ? impossible de le dire. C’était trouble, fugace, impalpable à l’œil, pour ainsi parler. Si rien avait une forme, ce serait cela. Puis la visibilité augmenta, on ne sait quelles arborescences se ramifièrent, il se fit des compartiments dans cette lividité, le pâle à côté du noir, de vagues fils insaisissables marquèrent dans ce que j’avais sous les yeux des régions et des zones comme si l’on voyait des frontières dans un rêve. Pourtant, tout demeurait indistinct, et il n’y avait d’autre différence que du blême au sombre. Confusion dans le détail, diffusion dans l’ensemble ; c’était toute la quantité de contour et de relief qui peut s’ébaucher dans de la nuit. L’effet de profondeur et de perte du réel était terrible. Et cependant le réel était là. Je touchais les plis de mon vêtement, j’étais, moi. Eh bien, cela aussi était. Ce songe était une terre. Probablement, on — qui ? — marchait dessus ; on allait et venait dans cette chimère ; ce centre conjectural d’une création différente de la nôtre était un récipient de vie ; on y naissait, on y mourait peut-être ; cette vision était un lieu pour lequel nous étions le rêve. Ces hypothèses compliquant une sensation, ces ébauches de la pensée essayée hors du connu, faisaient un chaos dans mon cerveau. Cette impression, c’est l’inexplicable. Qui ne l’a pas éprouvée ne saurait s’en rendre compte. Qui que nous soyons, nous sommes des ignorants. Ignorants de ceci, sinon de cela. Nous passons notre vie à avoir besoin de révélations. Il nous faut à chaque instant la secousse du réel. Le saisissement que la lune est un monde n’est pas l’impression habituelle que nous donne cette chose ronde inégalement éclairée paraissant et disparaissant à notre horizon. L’esprit, même l’esprit du songeur, a des habitudes ; quant au bourgeois il a des centons dans la mémoire, la reine des nuits, la pâle courrière, la lune des romances. Le clair de la lune n’évoque pour le peuple qu’Arlequin et Pierrot. Les poètes qualifient la lune au point de vue terrestre ; fille de Théa, dit Hésiode ; œil de la nuit, dit Pindare ; toi qui gouvernes le silence, dit Horace ; quœ silentia régis. Les mythologies et les religions, interprètes diminuants de la création, luttent à qui rapetissera cet astre. Pour l’Afrique, c’est un démon, Lunus ; pour les phéniciens, c’est Astarté, pour les arabes, c’est Alizat, pour les perses, c’est Militra, pour les égyptiens, c’est un bœuf. La Gaule, comme pour la Chersonèse, voit dans la lune un prétexte à égorger les naufragés, par la main des magesses à l’adyta de la Troade, par la main des druidesses au cromlech de l’île de Sein. Les celtes, frappés de sa ressemblance humaine, l’appellent leun, ce qui signifie image, et l’adorent sur la colline Aralunœ où est aujourd’hui Arlon. Circé, Trophonius, Zoroastre, les magiciennes de Thessalie, les pytonisses de Crotone, les pâtres de Chaldée, murmurent des paroles attirantes qui font descendre la lune sur la terre. Pour Anaximandre, la lune est un feu dans un globe concave, c’est-à-dire une veilleuse au plafond de la nuit. Chez les étrusques, Oreste ayant caché dans un fagot la lune (lisez la statue de Diane prise par lui à Thoas), on appelle la lune Phaselis. Les grecs la couvrent de noms, Diane, Phœbe, Proserpine ; la Détache-Ceinture, Tisiphone ; la frappeuse de loin, Hécate ; elle invente les filets et s’appelle Dictynne ; quoique vierge, elle est sage-femme, et s’appelle, à cause de ce talent, Lucine à Egine et Bubastès à Éléphanta ; étant triple, elle règne sur les carrefours et s’appelle Trivia. Elle a soixante nymphes, un carquois, un arc, des biches familières, une meute, et un char d’argent. Elle est chasseresse et guerrière. Elle est jalouse de Niobé et lui tue ses enfants. Elle est prude ; c’est à cause d’elle que Calisto est ourse, Actéon cerf, Dédalion épervier, mais cette hypocrite a une alcôve où elle donne des rendez-vous à Endymion, berger et roi ; cette alcôve c’est la grotte Latmœ, sur le mont Latmos en Carie. Elle ne veut pas qu’on découche, elle exige le domicile, elle veut que les morts même aient leur chez soi, restez dans vos lits, et elle punit les mânes surpris par elle en état de vagabondage ; elle condamne à cent années de larmes nocturnes l’esprit des corps sans sépulture. C’est là, dit Hésiode, ce que Jupiter a enseigné aux hommes. Telle est la lune payenne ; la lune juive est à peu près de même réalité. Le pseudo-Dieu qui rédige la Bible n’en sait pas plus long ; il dit par la bouche d’Ézéchiel : la lune est une lampe d’argent, et Jéhovah ignore le ciel aussi bien que Jupiter. Les prêtres prennent le croissant pour le mettre, les uns sur la tête de Diane, les autres sous les pieds de Marie. Voilà la lune des religions. De tout cela à être un univers, il y a du chemin. Si les religions ôtent sa vraie poésie à la lune, les sciences n’ont nul souci de la lui rendre ; la véritable science, par dédain de l’hypothèse, la fausse science, par recherche des panacées et des pierres philosophâtes. La lune, pour l’astrologue, c’est le signe sous lequel il y a dans le nouveau-né mâle trop de sang de femme, et dans le nouveau-né femelle trop de sang d’homme ; d’où l’hermaphrodite et l’androgyne et les faux sexes ; et la lune crée sur la terre Sodome. Pour l’alchimiste, c’est l’argent, luna, lumen minus, le soleil étant l’or. Pour les savants positifs et pratiques, c’est une force, faisant coïncider avec ses syzygies les hautes et basses marées ; Newton la calcule, la latitude de la lune est la mesure des angles des nœuds et ne passe jamais cinq degrés ; Hook tâte sa chaleur, et lui trouve si peu de calorique et de clarté qu’il faudrait cent quatre mille trois cent soixante-huit pleines lunes pour équivaloir au soleil à midi. La lune n’a guère moins à se plaindre de l’astronome qui la fait chiffre que de l’astrologue qui la fait chimère. Ajoutez à cela la sœur d’Apollon, la chastedéesse, etc. Les poètes ont créé une lune métaphorique et les savants une lune algébrique. La lune réelle est entre les deux. C’est cette lune-là que j’avais sous les yeux. Je le répète, l’impression est étrange. On a vaguement dans l’esprit toutes les choses que je viens de dire, et d’autres de même sorte ; c’est ce qu’on appelle la science de la lune, on roule cela confusément en soi, et puis par aventure on rencontre un télescope, et cette lune, on la voit, et cette figure de l’inattendu surgit devant vous, et vous vous trouvez face à face dans l’ombre avec cette mappemonde de l’Ignoré. L’effet est terrifiant. Autre chose que nous tout près de nous. L’inaccessible presque touché. L’invisible vu. Il semble qu’on n’ait que la main à étendre. Plus on regarde, plus on se convainc que cela est, moins on y croit. Loin de se calmer, l’étonnement augmente. Est-il vrai que cela soit ? Ces pâleurs, ce sont peut-être des mers ; ces noirceurs, ce sont peut-être des continents. Cela semble impossible, et cela est. Ce point noir, c’est peut-être la ville que Riccioli affirmait voir et qu’il appelait Tycho ? Ces taches, sont-ce des empires ? De quelle humanité ce globe est-il le support ? Quels sont les mastodontes, les hydres, les dragons, les béhémoths, les léviathans de ce milieu ? Qu’est-ce qui y grince ou y rugit ? Quelles bêtes y a-t-il là ? On rêve le monstre possible dans ce prodige. On distribue par la pensée dans cette géographie, presque horrible par la nouveauté, des flores et des faunes inouïes. Quel est le fourmillement de la vie universelle sur cette surface ? On a le vertige de cette suspension d’un univers dans le vide. Nous aussi, nous sommes comme cela en l’air. Oui, cette chose est. Il semble qu’elle vous regarde. Elle vous tient. La perception du phénomène devient de plus en plus nette ; cette présence vous serre le cœur ; c’est l’effet des grands fantômes. Le silence accroît l’horreur. Horreur sacrée. Il est étrange d’entrevoir une telle chose et de n’entendre aucun bruit. Et puis, cette chose se meut. Le mouvement déplace ces linéaments. L’obscurité se complique d’effacement. L’énorme simulacre se défait et se recompose. Impossible de distinguer rien de précis. Impossible de détacher ses yeux de ce monde spectre. Quel deuil ! quelle brume de gouffre ! quelle ombre ! cela n’est peut-être pas. Tout à coup, j’eus un soubresaut, un éclair flamboya, ce fut merveilleux et formidable, je fermai les yeux d’éblouissement. Je venais de voir le soleil se lever dans la lune. L’éclair fit une rencontre, quelque chose comme une cime peut-être, et s’y heurta, une sorte de serpent de feu se dessina dans cette noirceur, se roula en cercle et resta immobile ; c’était un cratère qui apparaissait. À quelque distance, un autre éclair, une autre couleuvre de lumière, un autre cercle ; deuxième cratère. Le premier est le volcan Messala, me dit Arago ; le deuxième est le Promontorium Somnii. Puis successivement resplendirent, comme les couronnes de flamme que porte l’ombre, comme les margelles de braise du puits de l’abîme, le mont Proclus, le mont Cléomèdes, le mont Petcevius, ces vésuves et ces etnas de là-haut ; puis une pourpre tumultueuse courut au plus noir de ce prodigieux horizon, une dentelure de charbons ardents se hérissa, et se fixa, ne remuant plus, terrible. C’est une chaîne d’Alpes lunaires, me dit Arago. Cependant les cercles grandissaient, s’élargissaient, se mêlaient par les bords, s’exagéraient jusqu’à se confondre tous ensemble ; des vallées se creusaient, des précipices s’ouvraient, des hiatus écartaient leurs lèvres que débordait une écume d’ombre, des spirales profondes s’enfonçaient, descentes effrayantes pour le regard, d’immenses cônes d’obscurité se projetaient, les ombres remuaient, des bandes de rayons se posaient comme des architraves d’un piton à l’autre, des nœuds de cratères faisaient des froncements autour des pics, toutes sortes de profils de fournaise surgissaient pêle-mêle, les uns fumée, les autres clarté ; des caps, des promontoires, des gorges, des cols, des plateaux, de vastes plans inclinés, des escarpements, des coupures, s’enchevêtraient mêlant leurs courbes et leurs angles ; on voyait la figure des montagnes. Cela existait magnifiquement. Là aussi la grande parole venait d’être dite ; fiât lux. La lumière avait fait de toute cette ombre soudain vivante quelque chose comme un masque qui devient visage. Partout l’or, l’écarlate, des avalanches de rubis, un ruissellement de flamme. On eût dit que l’aurore avait brusquement mis le feu à ce monde de ténèbres. Arago m’expliqua, ce qui du reste se comprenait de soi-même, que, tandis que je regardais, le mouvement propre de la lune avait tourné peu à peu vers le soleil la lisière de la partie obscure, de sorte qu’à un moment donné le jour y avait fait son entrée. Cette vision est un de mes profonds souvenirs. Pas de plus mystérieux spectacle que cette irruption de l’aube dans un univers couvert d’obscurité. C’est le droit à la vie s’affirmant dans des proportions sublimes. C’est le réveil démesuré. Il semble qu’on assiste au paiement d’une dette de l’infini. C’est la prise de possession de la lumière. Quelque chose de pareil arrive parfois à des génies. La renommée a des retards. Une création colossale sortie d’un esprit est par on ne sait quel hasard triste restée inaperçue. Cette œuvre est sous le linceul de l’ignorance universelle. Cette œuvre fait partie de ce qui n’existe pas ; elle est nivelée par l’ombre avec le néant. Un glacial déni de lumière pèse sur elle. La vaste iniquité des ténèbres la submerge. Son phénomène, perdu sous des profondeurs de brume, semble condamné à cet avortement funèbre, l’épanouissement pour la nuit. Les années ont passé. Le chef-d’œuvre est là, plongé dans l’obscurité comme cette grande lune sombre, attendant. Il attend la gloire, comme elle le soleil. Quand vient la justice ? Quel est le mystère de ces lentes évolutions ? Dans quelle orbite et selon quelle loi se meut la postérité ? L’ombre est épaisse, la chose immense est dans cette nuit, cela peut durer des siècles. Lugubre attente. Soudain, brusquement, un jet de lumière éclate, il frappe une cime, et voilà Hamlet visible, puis la clarté augmente, le jour se fait, et successivement, comme dans la lune le mont Messala, le Promontoire des Songes, le volcan Proclus, tous ces sommets, tous ces cratères, Othello,Roméo et Juliette, Lear, Macbeth, apparaissent dans Shakespeare, et les hommes stupéfaits s’aperçoivent qu’ils ont au-dessus de leur tête un monde inconnu. [...] Donc songez, poètes ; songez, artistes ; songez, philosophes ; penseurs, soyez rêveurs. Rêverie, c’est fécondation. L’inhérence du rêve à l’homme explique tout un côté de l’histoire et crée tout un côté de l’art. Platon rêve l’Atlantide, Dante le Paradis, Milton l’Éden, Thomas Morus la Cité Utopia, Campanella la Cité du Soleil, Hall le Mundus Alter, Cervantes Barataria, Fénelon Salente. Seulement n’oubliez pas ceci : il faut que le songeur soit plus fort que le songe. Autrement danger. Tout rêve est une lutte. Le possible n’aborde pas le réel sans on ne sait quelle mystérieuse colère. Un cerveau peut être rongé par une chimère. Qui n’a vu dans les hautes herbes du printemps un drame horrible ? Le hanneton de mai, pauvre larve informe, a volé, voleté, bourdonné ; il a fait des rencontres, il s’est heurté aux murs, aux arbres, aux hommes, il a brouté à toutes les branches où il a trouvé de la verdure, il a cogné à toutes les vitres où il a vu de la lumière, il n’a pas été la vie, il a été le tâtonnement essayant de vivre. Un beau soir, il tombe, il a huit jours, il est centenaire. Il se traînait dans l’air, il se traîne à terre ; il rampe épuisé dans les touffes et dans les mousses, les cailloux l’arrêtent, un grain de sable l’empêtre, le moindre épillet de graminée lui fait obstacle. Tout à coup, au détour d’un brin d’herbe, un monstre fond sur lui. C’est une bête qui était là embusquée, un nécrophore, la jardinière, un scarabée splendide et agile, vert, pourpre, flamme et or, une pierrerie armée qui court et qui a des griffes. C’est un insecte de guerre casqué, cuirassé, éperonné, caparaçonné : le chevalier brigand de l’herbe. Rien n’est formidable comme de le voir sortir de l’ombre, brusque, inattendu, extraordinaire. Il se précipite sur ce passant. Ce vieillard n’a plus de force, ses ailes sont mortes, il ne peut échapper. Alors c’est terrible. Le scarabée féroce lui ouvre le ventre, y plonge sa tête, puis son corselet de cuivre, fouille et creuse, disparaît plus qu’à mi-corps dans ce misérable être, et le dévore sur place, vivant. La proie s’agite, se débat, s’efforce avec désespoir, s’accroche aux herbes, tire, tâche de fuir, et traîne le monstre qui la mange. Ainsi est l’homme pris par une démence. Il y a des songeurs qui sont ce pauvre insecte qui n’a point su voler et qui ne peut marcher ; le rêve, éblouissant et épouvantable, se jette sur eux et les vide et les dévore et les détruit.
[...] La tarentule est une rencontre
lugubre. Elle abonde sur le mont Reventon.
Elle est là dans son repaire caché par les
folles avoines. Elle a une tourelle sur sa
forteresse comme un baron, une tenture de soie
à son mur comme une courtisane et une lueur
dans la prunelle comme un tigre. Elle a une
porte qu’elle ferme avec un verrou. Le soir,
elle ouvre sa porte et attend, tapie au
premier coude de sa caverne tubulaire. Malheur
à qui passe ! Ceux qu’elle a piqués se
cherchent, se trouvent, se prennent par la
main et se mettent à danser la ronde qui ne
s’arrête pas ; les pieds s’y usent ;
les pieds usés, on danse sur les tibias ;
les tibias s’usent, on danse sur les
genoux ; les genoux s’usent, on danse sur
les fémurs ; les fémurs s’usent, on
danse sur le torse devenu moignon ;
le torse s’use, et les danseurs finissent par
n’être plus que des têtes sautelant et se
tenant par les mains, avec des tronçons de
côtes autour du cou imitant des pattes, et
l’on dirait d’énormes tarentules ; de
sorte que l’araignée les a faits araignées.
Cette ronde de têtes use la terre, y creuse un
cercle horrible et disparaît. Dans les
Pyrénées, ces cercles s’appellent oules (olla, marmite). Il y a l’oule de Héas.
Gavarnie est une oule..."
Victor
HUGO - Le Promontoire du songe
|
|
mardi 25
décembre 2018 |
|