Un petit texte :
"La Loue
Il
est connu que la Loue,
cette résurgence majestueuse qui sort, toute formée, de
la montagne, est fille du Doubs. On a, à ce que je sais, mis
un colorant dans la rivière mère, et on l’a retrouvé
quelques jours plus après dans la source, bien plus bas. On en
a conclu que ce qui jaillit là, au pied de la falaise, vient
du plateau, de la région de Pontarlier.
Mais où, exactement, se situe la perte du Doubs ? Cela doit être
connu, quelqu’un doit avoir étudié ce phénomène
géologique. Est-ce dans le lac de Saint Point, ou du côté
du village de Doubs, ou plus loin, vers Morteau ? Est-ce dans un lieu
précis, y a-t-il un gros trou quelque part ? Ou l’eau s’enfonce-t-elle
insensiblement, au fil des kilomètres, dans un fond de vallée
perméable, dans un sol sablonneux ? Y a-t-il dans la roche un
réservoir, un lac souterrain ?
Je n’en sais rien.
Si j’étais un auteur sérieux… plutôt
: si je participais à un ouvrage informatif, sur le Jura, je
me serais renseigné. En quelques coups de fil, j’aurais
élucidé cette énigme. Et sans faire mine d’y
toucher, j’indiquerais au lecteur : « Comme chacun le sait,
la perte du Doubs se produit à … »
Eh bien non. Pour l’instant, et par choix, je garde mon ignorance.
Pour ne pas déflorer le mystère.
Le merveilleux, c’est l’inconnu, l’ailleurs. La poésie
et l’imaginaire se nourrissent de pénombre, de paysage
à peine entrevus dans la brume. D’où la magie qui
émane de notre terre jurassienne, souvent enfouie dans la moiteur
du brouillard. Qu’y a-t-il plus loin, là où le regard
bute contre une ouate bleutée ? Cela peut être tout près,
c’est cependant hors de vue, et possiblement plein d’étrangeté…
Donc, à un endroit indéterminé, une partie incertaine
des eaux du Doubs fausse compagnie au courant principal. Après
un voyage dans les failles obscures, minuscules peut-être…
après s’être précipitées dans de sombres
couloirs, rivières rassemblée et glacée, torrent
furieux… après avoir chuté dans de hautes cheminées,
et l’absence de lumière, et l’absence de l’œil
humain font que l’écume blanche restera pour toujours un
secret de la montagne… après avoir erré, après
s’être égarées dans le ventre de mon pays,
ces eaux dissidentes deviennent la Loue. Elles sortes du rocher par
une bouche noire, et retrouvent le soleil vivant.
[…]
Source de la Loue, source du Lison, de l’Orbe,
de la Venoge… (Oui, ce « fleuve »
vaudois, aussi, est fille du Jura…) Partout jaillit le sang de
notre terre. Il faut les avoir vues au premier printemps, ces belles
échevelées dans leur exubérance, quand les primevères
couvrent les talus de leurs fragiles étoiles jaune pâle.
Il faut avoir approché leur flot puissant et tranquille, respiré
l’air encore frais, pour avoir une idée de ce qu’est,
quelque part, le Paradis…"
Pierre
BICHET, Michel BUHLER - JURA