Le Trochiscanthe nodiflore
[TN]
n°644 (2018-44)
mardi 30 octobre 2018
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Noisetier La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) dimanche 21 octobre 2018 <image recadrée>
Frênes
La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) dimanche 21 octobre 2018 Château
de Joux, au
lever du soleil
La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) dimanche 21 octobre 2018 <image recadrée> La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) dimanche 21 octobre 2018
Chamois mâle La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) dimanche 21 octobre 2018 Mésange charbonnière La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) dimanche 21 octobre 2018 <image recadrée> Mésange
nonnette
La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) dimanche 21 octobre 2018 <image recadrée> Mésange
noire
La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) dimanche 21 octobre 2018 Amélanchier,
Alisier et Genévrier
La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) dimanche 21 octobre 2018 Brume
La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) dimanche 21 octobre 2018 Aubépine
La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) dimanche 21 octobre 2018 Alisier
blanc
La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) dimanche 21 octobre 2018 Nerprun des
Alpes
La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) dimanche 21 octobre 2018
Jeune mâle
La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) dimanche 21 octobre 2018
Hêtre
La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) dimanche 21 octobre 2018 Erable
La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) dimanche 21 octobre 2018 Les deux
Frênes :
à fleurs (à gauche), élevé (à droite) La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) dimanche 21 octobre 2018 Automne
La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs) dimanche 21 octobre 2018
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" Au tout début de sa vie, dans ces jours d’origine où la matière est encore indistincte, où tout n’est que chair, bruits sourds, pulsations, veines qui battent et souffle qui cherche son chemin, dans ces heures où la vie n’est pas encore sûre, où tout peut renoncer et s’éteindre, il y a ce cri, si lointain, si étrange que l’on pourrait croire que la montagne gémit, lassée de sa propre immobilité. Les femmes lèvent la tête et se figent, inquiètes. Elles hésitent, ne sont pas certaines d’avoir bien entendu, et pourtant cela recommence : au loin, vers la montagne Tadma que l’on ne franchit pas, un bébé pleure. Est-ce qu’elles sentent, les femmes du clan Djimba, à cet instant, tout ce que contient ce cri ? Le sang qu’il porte en lui ? Les convulsions, les corps meurtris, les bannissements et la rage ? Est-ce qu’elles sentent que quelque chose commence avec ce tout petit cri à peine identifiable, quelque chose qui ne va pas cesser de grandir jusqu’à tout renverser ? Petit à petit, les pleurs deviennent plus nets. Cela ne fait plus de doute : le nourrisson se rapproche. Hommes et femmes convergent vers l'entrée du village pour attendre ce qui vient. Il faut encore de longues minutes pour qu'un cavalier apparaisse. Il avance lentement, disparaît parfois au gré des noeuds du sentier. Il avance et c'est bien de lui que proviennent les pleurs d'enfant. Sissoko Djimba, le chef du village, appelle ses guerriers. Ils se regroupent, les muscles bandés, le regard sûr. Il n'y a pas de peur en eux. Ils constatent juste que les dieux leur envoient quelqu'un et qu'il faut faire face à cet événement. Chacun a mis ses habits d'apparat : de longues tuniques aux couleurs vives, et à la ceinture, l'épée Takouba – fer sacré des ancêtres. Le vent chaud du désert se lève et fait claquer les étendards du village. Les hommes sont parfaitement immobiles. Ils savent le temps qu'il faut pour que le cavalier arrive jusqu'à eux et ils attendent. D'abord, il y a ce jour des origines, lointain, où dans la chaleur du désert, après une longue attente, le cavalier arrive enfin. Il ne change pas son allure, n'hésite pas ni ne se presse. Il est maintenant à une centaine de mètres du groupe. Chacun cherche à l'identifier mais personne ne connaît les insigne qu'il porte. Son cheval est pourvu de sacoches de cuir qu'aucun membre du clan Djimba n'a jamais vues. Même sur le grand marché de la lointaine Kamamgassa, il n'y a pas de telle maroquinerie. Il doit venir de plus loin que les terres connues. Il est couvert de poussière. Son corps fait si peu de mouvements qu'on pourrait le croire scellé à son cheval, condamné peut-être depuis des mois à errer ainsi, allant où sa monture décide de le mener. Quel âge a-t-il ? Nul ne peut le dire. L'homme avance. Les Djimba pensent un temps qu'il va traverser leur groupe sans rien dire, sans rien faire, comme si leur présence n'avait aucune importance, mais ce n'est pas ce qu'il fait. A dix pas de Sissoko Djimba, il s'arrête. Dans le creux de son bras gauche, tout le monde peut maintenant voir distinctement qu'il porte un nourrisson dans ses langes. Et les cris de l'enfant résonnent. Il n'a pas cessé de crier. Un petit être de chair est là, depuis des jours, des semaines, d'aussi loin qu'est parti cet homme étrange, et il pleure, avec force, sans se lasser. C'est miracle, même, qu'il n'ait pas fini par sombrer dans un épuisement du corps. Le silence dure. Puis, lentement, le cavalier passe une jambe au-dessus de la croupe de son cheval et pose pied à terre. Il porte toujours l'enfant. Il fait quelques pas jusqu'à être à mi-chemin entre Sissoko et sa monture et dépose au sol le paquet de linge qui pleure encore, puis il remonte sur son cheval et sans attendre de voir ce qu'il se passe, sans dire un mot – qu'il aurait de toute façon prononcé dans une langue inconnue à laquelle personne n'aurait pu répondre – à moins que dans les terres d'où il vient, il n'y ait tout simplement aucune langue -, lentement, il repart, rebroussant chemin, laissant derrière lui pour la première fois depuis des jours, des semaines peut-être, les cris de l'enfant qu'il vient d'abandonner.
Chez les Djimbas, personne ne bouge. L'enfant est posé sur le sol, sous le soleil, et pleure. Il faut attendre que Sissoko prenne une décision. L'enfant crie encore, emplit tout de sa présence de petit bout de vie. Les hommes restent assis. Le temps passe et Sissoko ne prononce pas un mot. Tous comprennent qu'il a fait le choix de ne pas recevoir l'enfant. Il ne faut pas prendre le risque d'accepter un enfant dont on ne sait s'il n'apportera pas quelque malédiction. Ne pas agir. Ne rien faire. Rester là jusqu'à ce que l'enfant s'épuise, sombre dans le sommeil, s'affaiblisse et meure. Le soleil tape fort : cela ne tardera pas. Ce ne sont pas eux qui le tuent, c'est le vent, le soleil, la poussière. Ce sont ceux qui l'ont mis au monde et ne sont plus là pour veiller sur lui. C'est le cavalier qui l'a déposé à leurs pieds. Ce ne sont pas eux. Eux ne font qu'attendre. Ils l'enterreront avec respect lorsqu'il sera mort, avec précaution même, comme on manipule la statue d'une divinité que l'on ne connaît pas et que l'on craint. Les heures passent. La sueur coule sur les fronts et les corps sanglés des guerriers. Les enfants, assis près de leur mère, somnolent et doivent lutter pour rester droit. Seuls les cris du nourrisson ne faiblissent pas. Ils rentrent dans toutes les têtes, vrillent les crânes. Il crie de vivre, d'envie de tétées, de satisfaire les torsions d'un ventre vide, il crie de cet air chaud qui lui déchire les poumons, de cette poussière qu'il a dans les yeux. Les hommes attendent encore. Le soleil est au zénith, frappe les pierres avec brutalité, les rend intouchables comme des galets de feu. Ils pensent que tout va bientôt finir mais le nouveau-né tient et, finalement, c'est le soleil qui cède le premier. Il commence à décliner et c'est comme si le nourrisson l'avait fait plier. Sissoko Djimba est surpris mais reste droit. Si le soleil n'est pas venu à bout de cette vie étrange, posée devant eux, menaçante de périls possibles, les hyènes le feront. Elles ne vont pas tarder à venir et ils ne bougeront pas face à leur appétit, les laissant tirer à elles le paquet, puis le disloquer, le démembrer et l'engloutir. Il n'y aura finalement peut-être pas de tombeau à creuser, juste des morceaux de chair répandus dans un festin de mâchoires. Que veulent les dieux qui les forcent à assister à pareil carnage ?..."
Laurent
GAUDE - Salina - les trois éxils
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