Le Trochiscanthe nodiflore
[TN]
n°630 (2018-30)
mardi 24 juillet 2018
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Avril
Mâle Courvières (Haut-Doubs) Femelle
Courvières (Haut-Doubs)
Dans le Pommier de mon jardin <image recadrée>
<image recadrée>
Dans mon
jardin potager
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Mai <image recadrée>
Des
matériaux pour le nid... Juin
Couple
Des insectes,
pour nourrir les petits...<image recadrée> <image recadrée>
Portrait <image recadrée>
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Femelle et
deux petits
Jeune
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Chapardage
Juillet
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ça gratte !
Groseille
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" 2
Je ne l'ai jamais raconté à personne, mais la nuit où mon fils Juliàn naquit, et que je le vis pour la première fois dans les bras de sa mère, abondonné à cette sérénité bénie de ceux qui ne savent pas encore dans quel genre d'endroit ils ont débarqué, l'envie me prit de déguerpir, de courir sans m'arrêter jusqu'au bout de l'univers. J'étais un gamin et la vie était encore trop grande pour moi, pourtant, malgré les nombreuses excuses que je pourrais ébaucher, je ressens encore l'arrière-goût amer de la honte devant le signe avant-coureur de la lâcheté qui s'empara de moi et que, même après toutes ces années, je n'ai pas eu le courage d'avouer à celui à qui je le dois le plus. Les souvenirs que
l'on enterre dans le silence sont ceux qui ne
cessent jamais de nous persécuter. Le mien est celui
d'une pièce au plafond sans limite avec un soupçon
de lumière ocre diffusée par une lampe au plafond ;
elle dessinait les coutours d'un lit sur lequel
gisait une jeune fille d'à peine dix-sept ans avec
un enfant dans les bras. Quand Béa, vaguement
consciente, leva la tête et me sourit, mes yeux
s'emplirent de larmes. Je m'agenouillai au pied du
lit et j'enfonçai mon visage dans sa poitrine. Je
sentis que Béa prenait ma main et la serrait avec le
peu de forces qui lui restait. Mais j'eus peur et, l'espace d'un instant dont la honte m'a poursuivi jusqu'à aujourd'hui, je voulus me trouver n'importe où sauf dans cette chambre et dans cette peau. Fermin avait assisté à la scène depuis la porte et il lut probablement dans mes pensées avant que je pusse les formuler, comme à son habitude. Il me prit par le bras sans me laisser le temps d’ouvrir la bouche et, laissant Bea et le petit aux bons soins de sa fiancée Bernarda, il me conduisit dans le couloir, une longue et étroite galerie qui se perdait dans la pénombre. — Vous êtes toujours vivant, Daniel ? demanda-t il. Je hochai vaguement la tête tout en tentant de récupérer mon souffle, que j’avais perdu en chemin. Quand je fis mine de vouloir revenir dans la chambre, Fermín m’arrêta. — Écoutez, la prochaine fois que vous entrerez là-dedans, ce devra être avec un peu plus de sang-froid. Heureusement que Mme Bea est encore à moitié dans les vapes, elle n’a pas dû piger la moitié de ce qui se passait. À présent, si vous me permettez une petite suggestion, je crois qu’un petit bol d’air nous ferait du bien, pour nous débarrasser de la frousse et affronter plus brillamment notre deuxième opportunité. Sans attendre la réponse, Fermín me saisit par le bras et me guida le long du couloir jusqu’à l’escalier qui nous mena à un balcon suspendu entre Barcelone et le ciel. Une brise fine qui mordait avec appétit me caressa le visage. — Fermez les yeux et inspirez profondément trois fois de suite. Tranquillement, comme si vos poumons descendaient jusqu’à vos pieds, conseilla Fermín. C’est un truc que m’a expliqué un moine tibétain un jour, un sacré débauché que j’ai connu quand j’officiais comme réceptionniste et comptable dans un petit bobinard portuaire. Il était naïf, le petit coquin… Je pris les trois inspirations profondes, et trois supplémentaires comme pourboire, aspirant à pleins poumons tous les bienfaits de l’air pur promis par Fermín et son gourou tibétain. La tête me tournait un peu, mais Fermín me soutint. — N’allez pas non plus me tomber en catatonie ! Faites gaffe, la situation requiert calme et sérénité, mais pas de tomber dans les pommes. J’ouvris les yeux et je découvris les rues désertes et la ville endormie à mes pieds. Il était environ trois heures du matin et l’hôpital de San Pablo était plongé dans une léthargie obscure, sa citadelle de coupoles, ses tours et ses arcs tissant des arabesques dans la brume qui se déversait depuis le sommet du Turó del Carmel. Je contemplai en silence cette Barcelone indifférente, seulement visible depuis les hôpitaux, étrangère aux craintes et aux espoirs de l’observateur, et je laissai le froid me transpercer lentement jusqu’à m’éclaircir l’esprit. — Vous allez penser que je suis un lâche, dis-je. Fermín soutint mon regard et haussa les épaules. — Ne dramatisez pas. Je pense surtout que vous avez la tension trop basse et l’angoisse trop élevée, ce qui revient au même mais qui vous exonère de toute responsabilité, et des moqueries. Heureusement, j’ai ici la solution. Fermín déboutonna sa gabardine qui recelait un insondable bazar de prodiges, tout à la fois herboristerie ambulante, musée de curiosités et resserre d’engins et de reliques pêchés dans mille marchés aux puces et salles des ventes de énième catégorie. — Je ne sais pas comment vous faites pour porter sur vous une telle quincaillerie, Fermín. — C’est de la physique avancée ! Ma maigre anatomie comprenant majoritairement de la fibre musculaire et cartilagineuse, ce petit arsenal renforce mon champ gravitationnel et me procure un ancrage solide contre les vents et les marées. Et ne croyez pas que vous allez m’égarer aussi facilement avec des apostilles à côté de la plaque, nous ne sommes pas montés ici pour échanger des images ou marivauder..Cet avertissement prononcé, Fermín exhuma de l’une de ses nombreuses poches une flasque en fer-blanc dont il dévissa le bouchon. Il huma le contenu comme s’il s’agissait des effluves du paradis et il sourit d’un air approbateur. Il me tendit la petite bouteille et, me regardant dans les yeux avec solennité, il hocha la tête en signe d’acquiescement. — Buvez maintenant ou vous le regretterez toute votre vie. J’acceptai la flasque à contrecoeur. — Qu’est-ce que c’est que ça ? Ça sent la dynamite… — Balivernes. Ce n’est qu’un cocktail destiné à ressusciter les défunts et les petits gamins intimidés par les responsabilités qu’impose le destin. C’est une formule souveraine de mon cru, élaborée à partir d’anisette et de diverses eaux-de-vie mélangées à un mauvais brandy que j’achète au Gitan borgne qui tient le kiosque La Cazalla, le tout relevé de quelques gouttes de ratafia et de liqueur Arômes de Montserrat pour lui conférer ce bouquet caractéristique du potager catalan. — Jésus, Marie, Joseph ! — Allez, c’est là qu’on voit les courageux ! Et ceux qui ne sont pas à la hauteur. Cul sec, comme un légionnaire infiltré dans un banquet de mariage. J’obéis et avalai cette mixture infernale qui sentait l’essence sucrée. La liqueur me brûla les entrailles et Fermín me fit signe de répéter l’opération, sans me laisser le temps de récupérer mes esprits. Passant outre les protestations et les secousses intestinales, j’engloutis la deuxième dose, en remerciant la torpeur et l’apaisement que ce breuvage m’apportait. — Comment ça va ? demanda Fermín. Mieux, n’est-ce pas ? Ça, c’est l’en-cas des champions. J’opinai du chef et m’ébrouai, déboutonnant mon col de chemise. Fermín profita de l’occasion pour boire une gorgée de son breuvage avant de remiser la flasque dans sa gabardine. — Rien de mieux que la chimie pour dompter la poésie. Mais n’y prenez pas goût, l’eau-de-vie c’est comme la mort-aux-rats ou la générosité : plus en on use, moins elle fait effet. — N’ayez crainte. Fermín signala les deux havanes qui dépassaient d’une autre poche de sa gabardine, puis il fit non de la tête en m’adressant un clin d’oeil. — Je gardais pour ce grand jour ces deux Cohíba, soustraits in extremis de l’humidificateur de mon futur beau-père de substitution, M. Gustavo Barceló, mais je crois qu’on va les laisser pour plus tard, je ne vous vois pas très en forme et il n’est pas question de laisser un bébé orphelin le jour de son apparition. Fermín me tapota tendrement dans le dos et il attendit quelques secondes pour laisser le temps aux effluves de son cocktail de se répandre dans mon sang et à une voie lactée de sérénité éthylique de masquer la sensation de panique sourde qui me paralysait. Dès qu’il nota l’aspect vitreux de mon regard et la dilatation de la pupille, qui précèdent l’hébétude générale des sens, il se lança dans le discours qu’il avait sûrement mijoté toute la nuit. — Daniel, mon ami, Dieu, ou celui à qui échoit sa charge en son absence, a voulu qu’il soit plus facile d’être père et de mettre un enfant au monde que d’obtenir le permis de conduire. Une si malencontreuse circonstance se traduit par le fait qu’un nombre exorbitant de crétins, de fouille-merde et de couillons se considèrent eux-mêmes diplômés en procréation et ils arborent la médaille de la paternité, bousillant pour toujours les malheureux enfants que leurs parties honteuses engendrent. Pour cette raison, et avec l’autorité que me confère à moi aussi la possibilité d’ensemencer ma bien-aimée Bernarda dès que la gonade et le sacrosaint mariage qu’elle exige de moi sine qua non le permettront, et grâce à quoi je vous suivrai dans ce voyage vers la grande responsabilité de la paternité, il est de mon devoir d’affirmer et j’affirme que vous, Daniel Sempere Gispert, blanc-bec et adulte débutant, en dépit de la maigre foi que vous avez en ce moment en vous-même et en votre viabilité comme paterfamilias, vous êtes et serez un géniteur exemplaire, bien que novice et un peu bêta en général. Au milieu de la péroraison, j’eus un blanc, conséquence de la formule alcoolique explosive ou de la pyrotechnie grammaticale déployée par mon bon ami. — Fermín, je ne suis pas certain d’avoir compris ce que vous avez dit. Il poussa un soupir. — Ce que je voulais vous dire, c’est que je sais que vous êtes sur le point de perdre le contrôle de vos sphincters et que tout cela vous dépasse, Daniel, mais comme vous l’a dit madame votre sainte épouse, vous ne devez pas avoir peur. Les enfants, le vôtre du moins, viennent au monde coiffés, et avec un projet, et si on a un minimum de dignité et de pudeur et un cerveau dans la boîte crânienne, on trouve la manière de ne pas leur gâcher la vie et d’être un père dont ils n’auront jamais honte. Je regardai à la dérobée ce petit homme qui aurait donné sa vie pour moi et qui trouvait toujours le mot, ou dix mille, pour résoudre tous les dilemmes ainsi que ma tendance occasionnelle à la flemme existentielle. — Si ça pouvait être aussi simple que vous le dites, Fermín ! — Rien de ce qui vaut la peine dans cette vie n’est simple, Daniel. Quand j’étais jeune, je pensais que pour évoluer dans le monde, il suffisait d’apprendre à bien faire trois choses. Un : nouer les lacets de ses chaussures. Deux : déshabiller une femme minutieusement. Trois : lire pour savourer chaque jour des pages composées avec intelligence et habileté. J’avais l’impression qu’un homme sûr de lui, qui savait caresser et apprenait à écouter la musique des mots, vivait davantage et surtout mieux. Or les années m’ont appris que ce n’est pas suffisant, et que la vie nous offre parfois l’opportunité d’aspirer à être un peu plus qu’un bipède qui mange, excrète et occupe un espace temporaire sur cette planète. Et aujourd’hui le destin, dans son inconscience infinie, a souhaité vous offrir, à vous, cette opportunité. J’acquiesçai, peu convaincu. — Et si je ne suis pas à la hauteur ? — Daniel, s’il y a une chose que nous partageons, c’est bien la chance que nous avons eue de rencontrer des femmes que nous ne méritons pas. Il est clair et archi-clair que ce sont elles qui fourniront les besaces dans ce voyage, elles qui seront à la hauteur. Nous, nous devons simplement essayer de ne pas les décevoir. Qu’est-ce que vous en dites ? — Que j’adorerais vous croire les yeux fermés, mais que j’ai du mal. Fermín remua la tête de droite à gauche, minimisant l’affaire — Ne craignez rien. C’est le mélange de spiritueux dont je vous ai gavé qui embrume votre piètre aptitude à comprendre ma rhétorique de haute volée. Mais vous savez que dans ces joutes j’affiche un beaucoup plus grand nombre de kilomètres au compteur que vous, et que, de façon générale, je tape plus juste qu’une carriole de saints. — Ça, je ne vous le disputerai pas. — Et vous avez raison, car vous perdriez au premier assaut. Me faites-vous confiance ? — Bien sûr, Fermín. Aveuglément. Je vous suivrais au bout du monde, vous le savez. — Alors croyez-moi et fiez-vous aussi à vous-même, comme je le fais. Je le regardai droit dans les yeux et acquiesçai lentement. — Est-ce que vous avez repris vos esprits ? demanda Fermín. — Je crois que oui. — Alors corrigez-moi cette triste figure, assurez-vous que votre masse testiculaire est bien à sa place et retournez dans la chambre embrasser Mme Bea et le rejeton comme il se doit, comme l’homme que vous et moi venons de faire de vous. Car soyez certain que le garçon que j’eus l’honneur de rencontrer un soir, il y a des années, sous les arcades de la Plaza Real, et qui m’a causé tant de frayeurs depuis, doit persévérer dans cette aventure, qui n’en est qu’à son prélude. Il nous reste beaucoup à vivre, Daniel, et ce qui nous attend n’est plus une affaire de gamin. Êtes-vous avec moi ? Jusqu’au bout du monde, dont rien ne dit qu’il n’est pas au coin de la rue ? Je ne trouvai rien d’autre à faire que de l’enlacer. — Qu’est-ce que je ferais sans vous, Fermín ? — Vous vous tromperiez souvent. À présent, par mesure de prudence, sachez qu’un des effets secondaires les plus courants de l’ingestion du breuvage que vous venez de boire est l’amollissement temporaire de la pudeur et une certaine exubérance dans le muscle sentimental. Aussi, quand Mme Bea vous verra entrer dans la chambre, regardez-la dans les yeux pour qu’elle sache que vous l’aimez vraiment. — Elle le sait. Fermín fit non de la tête, patiemment. — Croyez-moi, insista Fermín. Vous n’avez pas besoin de le dire si cela vous fait honte, car nous sommes ainsi faits, nous les mâles, et la testostérone n’exhorte pas à la poésie. Mais qu’elle le ressente. Ces choses-là, il faut les démontrer plutôt que d’en parler. Et attention, pas de Pâques aux Rameaux ! Tous les jours. — J’essaierai. — Faites mieux qu’essayer, Daniel.C’est ainsi que, dépouillé de l’éternel et fragile refuge de mon adolescence par les soins de Fermín, et grâce à lui, je me dirigeai vers la chambre où m’attendait mon destin..."
Carlos
Ruiz Zafon - Le labyrinthe des esprits
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