Le Trochiscanthe nodiflore
[TN]
n°617 (2018-17)
mardi 24 avril 2018
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Devant son nid... La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) samedi 31 mars 2018 <image recadrée> samedi 31 mars 2018
<image recadrée> Avec des matériaux pour "maçonner" le nid... La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) samedi 31 mars 2018 Chant
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La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) samedi 31 mars 2018 <image recadrée>
<image recadrée> La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs)samedi 31 mars 2018 <image recadrée> La
Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) La
Rivière-Drugeon (Haut-Doubs)
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Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) Le couple Toilette
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Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) Elle a trouvé... une noisette (ou une galle ?)... ...pour taper dessus avec son bec. Pour regarder, ou cliquez [ici] <pas de son !> Etirement Pour regarder, ou cliquez [ici] <il y a du son ! et beaucoup de "parasites"...> Portrait
<image recadrée> Toilette |
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Si le Ciel souhaite jamais m’accorder une faveur, ce sera d’effacer totalement les conséquences du simple hasard qui me fit jeter un regard sur un fragment de journal posé sur une étagère. Je n’aurais pu le découvrir au cours de ma revue de presse quotidienne, car il s’agissait d’un vieux numéro d’un journal australien, le Sydney Bulletin du 18 avril 1925. Il avait même échappé à l’agence de coupures de presse qui, à l’époque de sa parution, recueillait avidement des documents pour alimenter les recherches de mon oncle. J’avais en grande partie renoncé à réunir de nouveaux éléments sur ce que le professeur Angell avait appelé le « Culte de Cthulhu » et j’étais venu passer quelques jours à Patterson, dans le New Jersey, chez l’un de mes amis, un homme d’une grande culture. Il était conservateur d’un musée local et minéralogiste de renom. Un jour, comme j’examinais les échantillons de réserve abandonnés au hasard sur les étagères d’une pièce située à l’arrière du musée, mon oeil s’arrêta sur une curieuse photo de l’un des vieux journaux étalés sous les pierres ; c’était le Sydney Bulletin auquel j’ai déjà fait allusion, car mon ami avait des correspondants dans tous les pays étrangers imaginables. Quant à la photo, c’était une similigravure d’une hideuse figurine de pierre, presque identique à celle que Legrasse avait trouvée dans les marécages. Je débarrassai avec impatience la page des précieux spécimens, puis parcourus rapidement cet article. Je fus d’ailleurs déçu de m’apercevoir qu’il n’était guère long. Ce qu’il laissait entendre était pourtant de la plus haute importance pour ce qui concernait la quête que je menais alors plus qu’au ralenti. Je déchirai donc soigneusement la feuille afin de passer aussitôt à l’action. Le texte en était le suivant :
MYSTERIEUSE EPAVE RETROUVEE EN MER LE VIGILANT VIENT D’ARRIVER REMORQUANT UN YACHT DESEMPARE, ARME EN NOUVELLE-ZELANDE. UN SURVIVANT ET UN MORT RETROUVES A BORD. RECIT D’UNE BATAILLE DESESPEREE ET DE MORTS SURVENUES EN MER. UN MARIN SAUVE REFUSE TOUS DETAILS SUR SON ETRANGE AVENTURE. UNE CURIEUSE IDOLE TROUVEE EN SA POSSESSION. UNE ENQUETE DOIT SUIVRE. Le cargo Vigilant de la compagnie Morrison, en provenance de Valparaiso, est arrivé ce matin à son quai de Darling Harbour, remorquant le yacht à vapeur Alert, de Dunedin, en Nouvelle-Zélande, touché et avarié, mais fortement armé, qu’il avait aperçu le 12 avril par 34°21’ de latitude sud et 152°17’ de longitude ouest, et qui avait à son bord un homme en vie et un mort. Le Vigilant avait quitté Valparaiso le 25 mars ; il s’est trouvé poussé, le 2 avril, très au sud de sa route par des tempêtes exceptionnelles et des vagues monstrueuses. Le 12 avril, l’épave venait en vue et bien qu’apparemment déserte, on devait découvrir, après être monté à son bord, un unique survivant dans un état de demi-délire et un autre individu mort, selon toute évidence, depuis plus d’une semaine. L’homme qui vivait serrait contre lui une horrible idole de pierre d’origine inconnue, d’environ trente centimètres de haut, dont la nature laisse les spécialistes de l’université de Sydney, de la Royal Society et du musée de College Street dans une perplexité complète. Le survivant affirme l’avoir trouvée dans la cabine du yacht, à l’intérieur d’un petit reliquaire gravé, d’un modèle courant. Cet homme, après être revenu à lui, a raconté une histoire de piraterie et de meurtre de la plus haute étrangeté. Il s’agit de Gustaf Johansen, un Norvégien, d’une intelligence certaine, lieutenant sur la goélette à deux mâts, l’Emma, d’Auckland, partie pour Callao, le 20 février, avec un effectif de onze hommes. L’Emma, déclare-t-il, a été retardée et déviée très au sud de sa route par la grande tempête du 1er mars et le 22 mars, par 49°51’ de latitude sud et 128°34’ de longitude ouest, elle a rencontré l’Alert, armé par un étrange équipage de Canaques et de métis à l’air mauvais. Ayant reçu l’ordre péremptoire de faire demi-tour, le capitaine Collins a refusé ; sur ce, l’étrange équipage s’est mis à tirer avec sauvagerie, sans avertissement, sur la goélette, avec une très lourde batterie de canons de cuivre qui faisait partie de l’équipement du yacht. Les hommes de l’Emma ont montré du courage, dit le survivant, et bien que la goélette ait commencé à couler après avoir été atteinte sous la ligne de flottaison, ils sont parvenus à se ranger le long du bord de l’ennemi, à l’aborder et à s’empoigner avec l’équipage sauvage sur le pont du yacht, puis ils se sont vus contraints d’achever tous les hommes qui le composaient, étant donné qu’ils leur étaient légèrement supérieurs en nombre, à cause de la manière particulièrement détestable et farouche qu’ils avaient de se battre, bien qu’ils eussent été assez peu adroits. Trois des hommes de l’Emma, dont le capitaine Collins et le lieutenant Green, ont été tués ; les huit hommes qui restaient sous les ordres du lieutenant Johansen ont alors entrepris de faire naviguer le yacht qu’ils avaient capturé et de poursuivre dans leur direction première pour voir s’il y avait eu la moindre raison de leur ordonner de faire demi-tour. Il semble que, le lendemain, ils aient levé l’ancre et abordé sur une petite île, bien qu’il n’y en ait pas de connues dans cette partie de l’océan ; que six des hommes soient morts Dieu sait comment alors qu’ils étaient à terre, bien que Johansen ait de curieuses réticences au sujet de cette partie du récit et se contente de dire qu’ils sont tombés dans une faille de rocher. Plus tard, paraît-il, son compagnon et lui sont retournés à bord du yacht et ont tenté de le faire marcher, mais ils ont été harcelés par la tempête du 2 avril. Entre ce moment et celui où il a été sauvé, le 12 avril, l’homme ne se rappelle pas grand-chose et il ne se souvient même pas quand William Briden, son compagnon, est mort. On ne peut attribuer la mort de Briden à aucune cause apparente et elle a probablement été le résultat d’une surexcitation ou d’une trop longue exposition. Des informations envoyées par câblogramme de Dunedin précisent que l’Alert y était bien connu pour sa pratique du cabotage entre les îles et qu’il avait mauvaise réputation sur les quais. Il était la propriété d’un curieux groupe de métis dont les réunions fréquentes et les rencontres nocturnes dans les bois excitaient beaucoup la curiosité ; il avait, en outre, levé l’ancre en grande hâte, juste après la tempête et les secousses sismiques du 1er mars. Notre correspondant d’Auckland indique que l’Emma et son équipage y avaient une excellente réputation et que l’on y décrit Johansen comme un homme sobre et honorable. L’Amirauté va ouvrir dès demain une enquête sur toute l’affaire et tous les efforts seront faits pour persuader Johansen de parler plus librement qu’il ne l’a fait jusqu’à maintenant.
C’était tout, outre la photo de la figurine infernale ; mais quelle chaîne de réflexions cela n’avait-il pas déclenché dans mon esprit ! Voilà qui constituait de nouveaux trésors de renseignements à propos du Culte de Cthulhu et la confirmation qu’il avait d’étranges intérêts sur mer comme sur terre. Quel motif avait pu pousser les membres de l’équipage hybride à donner l’ordre à l’Emma de faire demi-tour, alors qu’ils étaient en train de naviguer avec leur affreuse idole ? Quelle était l’île inconnue sur laquelle six hommes de l’Emma étaient morts et au sujet de laquelle le lieutenant Johansen était si peu disert ? Qu’avait apporté l’enquête du vice-amiral et que savait-on de ce dangereux culte, à Dunedin ? Et, plus surprenant que tout, qu’est-ce qui reliait de façon profonde et plus que naturelle toutes ces dates entre elles et qui donnait une signification maligne, désormais indéniable, aux divers événements si soigneusement relevés par mon oncle ? C’était le 1er mars – notre 28 février – que le tremblement de terre et la tempête étaient survenus. De Dunedin, l’Alert et son répugnant équipage avaient pris avec impatience le départ, comme s’ils avaient été impérieusement sommés quelque part, et de l’autre côté de la terre, des poètes et des artistes s’étaient mis à rêver d’une étrange et sombre cité cyclopéenne, tandis qu’un jeune sculpteur modelait dans son rêve la forme du redoutable Cthulhu. Le 23 mars, l’équipage de l’Emma avait atterri sur une île inconnue et y avait laissé six de ses hommes pour morts ; en outre, à cette date, les rêves des hommes sensibles avaient pris une vivacité accrue et l’angoisse que provoquait en eux la poursuite mauvaise d’un monstre géant les avait assombris, cependant qu’un architecte devenait fou et qu’un sculpteur sombrait brusquement dans le délire ! Et que dire de la tempête du 2 avril – date à laquelle tous les rêves à propos de l’humide cité avaient cessé et où Wilcox était sorti indemne de l’esclavage de son étrange fièvre ? Que dire de tout cela et de ces allusions que le vieux Castro avaient faites à des Anciens, nés dans les étoiles, qui se seraient enfoncés sous la mer et de leur règne qui allait venir, de leur culte fidèle et de la maîtrise qu’ils avaient des rêves ? Etais-je parvenu sur le bord d’un abîme d’abominations cosmiques, insupportables pour l’homme ? S’il en était ainsi, elles ne devaient être qu’horreurs de l’esprit, car, d’une manière ou d’une autre, le 2 avril avait mis fin à la monstrueuse menace, quelle qu’elle eût été, qui avait entrepris le siège de l’âme de l’humanité. Ce soir-là, après une journée passée à envoyer des télégrammes et à prendre des dispositions urgentes, je dis adieu à mon hôte et pris le train pour San Francisco. En moins d’un mois, je me trouvais à Dunedin, où cependant je découvris que l’on savait peu de chose sur les étranges membres du culte qui avaient fréquenté les vieilles tavernes du port. La pègre des quais était bien trop commune pour mériter qu’on lui accorde une attention particulière ; mais on m’y parla tout de même de façon vague d’un voyage qu’auraient fait ces métis à l’intérieur du pays, pendant lequel on avait perçu un lointain roulement de tambour et noté la présence de flammes rouges au loin, dans les collines. A Auckland, j’appris que Johansen, dont les cheveux couleur de paille étaient devenus blancs, était revenu, après avoir subi un interrogatoire peu poussé et peu concluant à Sydney, qu’il avait alors vendu sa petite maison de West Street et qu’il était retourné en bateau avec sa femme, à Oslo, où se trouvait son ancien domicile. De son expérience bouleversante, il n’avait rien voulu dire de plus à ses amis qu’il ne l’avait fait aux fonctionnaires de l’Amirauté et la seule chose qu’ils purent me confier fut son adresse à Oslo. Je me rendis alors à Sydney et m’entretins inutilement avec les marins et les membres du conseil de la Vice-Amirauté. Je vis l’Alert, vendu et converti à un usage commercial, au Circular Quay de Sydney Cove, mais la contemplation de ses lignes, qui ne révélaient rien, ne me fut d’aucun secours. La figurine accroupie, avec sa tête de seiche, son corps de dragon, ses ailes écailleuses et son piédestal couvert d’hiéroglyphes, avait été remise au musée d’Hyde Park. Je l’examinai longuement et très en détail, découvrant que c’était un objet maléfique mais d’un travail très raffiné, qu’elle recelait le même profond mystère, la même étrangeté supraterrestre dans sa matière que j’avais déjà remarqué sur le spécimen plus petit que possédait Legrasse. Les géologues, me dit le conservateur, s’étaient aperçus qu’elle leur présentait un monstrueux casse-tête. Ils juraient, en effet, que notre monde ne contenait aucune roche comme celle-là. Je songeai alors avec un frisson à ce que le vieux Castro avait dit à Legrasse au sujet des Grands Anciens originels : « Ils sont venus des étoiles et ont apporté leurs images avec Eux. » Secoué par une révolution mentale comme je n’en avais encore jamais connu auparavant, je résolus alors d’aller rendre visite au lieutenant Johansen, à Oslo. Je pris un bateau jusqu’à Londres et me rembarquai aussitôt pour gagner la capitale norvégienne. Par un jour d’automne, je mis donc le pied sur les quais bien entretenus, à l’ombre de l’Egeberg. La maison de Johansen, comme je l’appris, se trouvait dans la Vieille Ville du roi Harold Haardrada, celle qui conserva vivant le nom d’Oslo tout au long des siècles, alors que le reste de la cité, plus important, se parait du nom de « Christiania ». Après un voyage rapide en taxi je frappai, le coeur battant, à la porte d’un vieil immeuble très soigné à la façade crépie. Ce fut une femme au visage triste, vêtue de noir, qui vint m’ouvrir et je sentis la déception m’envahir lorsqu’elle me dit, en un anglais hésitant, que Gustaf Johansen n’était plus. Il n’avait guère survécu à son retour, disait sa femme, car ce qui lui était arrivé en mer, en 1925, l’avait brisé. Il ne lui avait rien révélé de plus que ce qu’il avait déclaré en public, mais il avait laissé un long manuscrit – « des questions techniques », avait-il dit – rédigé en anglais, afin, de toute évidence, de la protéger des risques d’une lecture accidentelle. Au cours d’une promenade le long d’un étroit passage proche du dock Gothenberg, une balle de papier tombée d’une fenêtre sous les toits l’avait renversé. Deux matelots, des Lascars, l’avaient aussitôt aidé à se relever, mais, avant que l’ambulance n’ait pu arriver, il était mort. Les docteurs n’avaient pu découvrir de cause qui expliquât sa mort de façon satisfaisante, aussi avaient-ils attribué celle-ci à un trouble cardiaque et à l’affaiblissement de sa constitution. Je sentis alors me prendre aux entrailles cette noire terreur qui ne me quittera plus jusqu’à ce que, à mon tour, j’ai trouvé le repos – de manière « accidentelle » ou autrement. Persuadant la veuve que les « questions techniques » de son mari me concernaient suffisamment pour qu’elle me livre accès à son manuscrit, j’emportai ce document et me mis à le lire sur le bateau de Londres. C’était un texte simple et plutôt décousu – l’effort naïf d’un marin pour rédiger un journal après coup – où il s’évertuait à évoquer jour après jour cet ultime et terrible voyage. Je ne peux le transcrire verbatim, tant l’obscurité du style et les redondances y sont grandes, mais j’en donnerai l’essentiel afin que l’on comprenne pourquoi le bruit de l’eau contre les flancs de mon bateau m’était devenu si insupportable que je me bouchai les oreilles avec du coton. Johansen, Dieu merci, ne savait pas tout à fait, même s’il avait vu la cité et la Chose, mais moi, il ne me sera plus possible de dormir jamais paisiblement, car je songerai aux horreurs qui demeurent tapies sans cesse derrière la vie, à travers le temps et l’espace, à ces blasphèmes impies venus d’étoiles plus anciennes qui rêvent sous la mer, connus et encouragés par un culte de cauchemar impatient et tout prêt à les lâcher sur le monde, dès qu’un autre tremblement de terre fera à nouveau remonter leur monstrueuse cité de pierre au soleil et à l’air. Le voyage de Johansen avait commencé exactement comme il l’avait dit à la Vice-Amirauté. L’Emma, sur lest, était sortie d’Auckland le 20 février, puis elle avait éprouvé la pleine force de la tempête née d’un tremblement de terre qui avait dû soulever du fond de la mer les horreurs qui avaient envahi les rêves des hommes. Une fois revenu sous contrôle, le bateau avançait bien quand, le 22 mars, il avait été arrêté par l’Alert, et je sentais quels avaient été les regrets du lieutenant lorsqu’il décrivait le bombardement subi et la manière dont il avait coulé. Des noirs suppôts du culte qui se trouvaient sur l’Alert, il parle avec une horreur significative. Il y avait une qualité particulièrement abominable en eux qui faisait que leur destruction était presque un devoir et Johansen montre un étonnement ingénu devant l’accusation de cruauté portée contre ses compagnons et lui, lors des délibérations de la commission d’enquête. C’est alors que poussés par la curiosité, les hommes poursuivent leur route sous la direction de Johansen dans le yacht qu’ils avaient capturé, aperçoivent un grand pilier de pierre qui sort de la mer et, par 47°9’ de latitude sud et 126°43’ de longitude ouest, tombent sur une côte faite de boues mêlées, de vase et d’une maçonnerie cyclopéenne, couverte d’algues, qui ne peut être que la substance tangible de la suprême terreur de la terre – la cité aux corps morts, la cité de cauchemar, R’lyeh, bâtie depuis des éons infinis, avant que toute histoire ne commence, par les formes immenses et repoussantes venues de sombres étoiles qui s’étaient infiltrées sur la terre. C’est là que reposent le grand Cthulhu et ses hordes, cachés dans des tombes vertes et gluantes. C’est de là qu’ils peuvent envoyer, enfin, après d’incalculables cycles, les pensées qui répandent la frayeur dans les rêves des êtres sensibles, qu’ils en appellent impérieusement aux fidèles pour qu’ils accomplissent leur pèlerinage de libération et de restauration. Tout cela, Johansen ne le soupçonnait pas, mais Dieu sait qu’il allait bientôt en apprendre suffisamment. Je suppose que seul un sommet de montagne, la hideuse citadelle couronnée du monolithe où le grand Cthulhu était enterré, sortit en réalité des eaux. Quand je pense à l’étendue de tout ce qui peut être en train de nourrir des rêves là-dessous, je serais presque tenté de me supprimer tout de suite. Johansen et ses hommes furent impressionnés par la majesté cosmique de cette Babylone ruisselante des démons très anciens, et ils durent deviner sans aide qu’il y avait là quelque chose qui n’était ni de notre planète, ni d’aucune planète sensée. L’angoisse devant l’incroyable taille des blocs de pierre verdâtre, devant la hauteur vertigineuse du grand monolithe gravé, devant la stupéfiante identité des statues et des bas-reliefs colossaux avec l’étrange figurine trouvée dans la châsse à bord de l’Alert, est sensible, poignante même, dans chaque ligne de la description pleine d’effroi du lieutenant. Ignorant tout du futurisme, Johansen atteint quelque chose qui y ressemble fort lorsqu’il parle de la cité. Au lieu de décrire, en effet, des structures ou des bâtiments précis, il se contente d’insister sur les impressions générales de vastes angles et de surfaces de pierre – surfaces trop grandes pour appartenir à rien qui convienne ou soit approprié à cette terre, en outre, impies, car chargées d’horribles images sculptées et de hiéroglyphes. Je mentionne son évocation des angles, parce qu’elle me rappela une chose que Wilcox m’avait dite à propos de ses terribles rêves. Il avait précisé que la géométrie du lieu de rêve qu’il avait aperçu était anormale, non euclidienne, et qu’elle évoquait de façon abominable des sphères et des dimensions distinctes des nôtres. Et voilà qu’à présent un matelot illettré avait une réaction toute semblable au moment où il contemplait la terrible réalité. Johansen et ses hommes atterrirent sur une bande de boue en pente de cette monstrueuse acropole et ils grimpèrent sur des blocs titanesques, glissants et limoneux, qui n’auraient jamais pu appartenir à des degrés faits pour des mortels. Le soleil même paraissait déformé dans le ciel lorsqu’on l’apercevait à travers les miasmes polarisants qui sourdaient de cette perversion trempée de mer, et la menace dénaturée, l’attente angoissante se tapissaient en ricanant dans ces angles follement insaisissables de roches taillées où un second regard permettait de voir une concavité là où le premier avait révélé une convexité. C’est un sentiment très proche de la terreur qui s’était emparé de tous les explorateurs avant qu’ils n’aient rien vu de plus défini que de la roche, de la vase et des algues. Chacun d’eux aurait fui s’il n’avait craint d’encourir le mépris des autres et c’était avec peu d’empressement qu’ils avaient cherché – en vain, il est vrai – quelque souvenir à emporter. Ce fut Rodriguez, le Portugais, qui fit l’ascension du pied du monolithe et qui poussa un cri devant ce qu’il avait trouvé. Le reste le suivit et regarda avec curiosité l’immense porte de bois gravé avec le bas-relief de seiche-dragon, désormais familier. C’était, dit Johansen, comme une grande porte de grange, et ils se rendaient tous compte qu’il s’agissait d’une porte, étant donné le linteau, le seuil et les montants ornés qui l’encadraient, même s’ils étaient divisés quant à savoir si elle était montée à plat, comme une trappe, ou de biais, comme une porte de cellier. Ainsi que Wilcox l’avait déclaré, la géométrie de ce lieu était complétement erronée. On ne pouvait être certain que la mer et le sol se trouvaient bien à l’horizontale, ce qui expliquait que la position relative de tout le reste ait pu paraître d’une variabilité fantasmagorique. Briden poussa sur la pierre en différents endroits sans résultat. Donovan tâta alors délicatement le pourtour, pesant sur chaque point au fur et à mesure qu’il avançait. Il grimpa interminablement le long du grotesque chambranle de pierre – c’est-à-dire que l’on pourrait parler de grimper si la chose n’avait été, après tout, horizontale –, et les hommes se demandèrent comment il pouvait y avoir une porte aussi immense dans tout l’univers. Puis, très doucement, très lentement, le panneau de presque un demi-hectare commença à basculer vers l’intérieur, à partir du sommet. Ils virent ainsi qu’il était équilibré. Donovan glissa ou se propulsa comme il le put vers le bas, à moins que ce n’eût été le long du montant, puis il rejoignit ses camarades et tous observèrent l’étrange recul du portail monstrueusement gravé. Dans cette vision fantastique de distorsion prismatique, il se déplaçait de manière anormale en suivant la diagonale, si bien que toutes les règles de la matière et de la perspective en paraissaient bouleversées. L’ouverture était noire, d’une obscurité presque tangible. Ces ténèbres avaient, en vérité, une qualité positive. Elles conservaient, en effet, dans l’ombre les parties des murs intérieurs qui auraient dû être révélées et elles commençaient même à cracher une sorte de fumée, née d’un emprisonnement vieux de tant d’éons, qui assombrissait visiblement le soleil au moment où celui-ci s’éloignait, furtif, dans le ciel rétréci et gibbeux, en battant ses ailes membraneuses. L’odeur qui s’élevait de ces profondeurs nouvellement découvertes était intolérable et Hawkins, enfin, qui avait l’oreille sensible, dit qu’il croyait percevoir tout en bas le son désagréable qu’auraient produit des pas sur un sol détrempé. Tous écoutèrent, et ils écoutaient tous encore lorsqu’Elle s’avança, pesante, et leur apparut au moment où Elle faisait glisser en tâtonnant Son immensité verte, gélatineuse, par l’ouverture noire, afin de gagner l’air pollué, sorti de cette cité de poison et de folie. La main du pauvre Johansen l’avait presque trahi quand il avait rédigé ceci. Des six hommes qui ne regagnèrent jamais le bateau, il pense que deux succombèrent tout bonnement à la peur en cet instant maudit. La Chose ne peut être décrite – il n’existe aucun langage pour traduire de tels abîmes de démence aiguë et immémoriale, d’aussi atroces contradictions de la matière, de la force et de l’ordre cosmique. Une montagne s’était mise en marche et progressait en trébuchant. Dieu ! Comment s’étonner que, de l’autre côté de la Terre, un grand architecte soit devenu fou et que le pauvre Wilcox ait déliré de fièvre, en cet instant télépathique ? La Chose des idoles, le vert, le gluant produit des étoiles, s’était réveillée pour venir réclamer ce qui lui appartenait. Les étoiles étaient à nouveau dans la juste position, et ce qu’un culte célébré depuis des âges n’avait pu faire à dessein, un groupe d’innocents marins l’avait fait par accident. Au bout de vingt millions d’années, le grand Cthulhu était à nouveau libre et ivre de joie. Trois hommes furent balayés par les griffes molles avant qu’aucun d’eux n’ait pu tourner les talons. Dieu leur accorde le repos, si le repos peut encore être dans l’univers. Il s’agissait de Donovan, de Guerrera et d’Angstrom. Parker glissa, alors que les trois autres plongeaient frénétiquement, à travers des étendues infinies de roches incrustées de vert, en direction du bateau, et Johansen affirme qu’il fut absorbé par un angle de maçonnerie qui n’aurait pas dû être là, un angle qui était aigu et qui se comporta comme s’il avait été obtus. Ainsi, seuls Briden et Johansen parvinrent au canot et ramèrent désespérément vers l’Alert tandis que la monstruosité montagneuse descendait lourdement sur les roches glissantes et hésitait, embarrassée, au bord de l’eau. On n’avait pas laissé la vapeur tomber complètement, en dépit du départ de tout l’équipage pour le rivage, et il ne fallut que quelques instants d’une précipitation fiévreuse du haut en bas, entre la roue du gouvernail et les machines, avant que l’Alert ne soit mise en route. Lentement, parmi les horreurs déformées de l’incroyable scène, le bateau commença à brasser l’écume des eaux léthifères. Cependant, sur la maçonnerie du rivage charnier qui n’était pas de cette terre, la Chose titanesque venue des étoiles bavait et bégayait, tel Polyphème maudissant le navire du fugitif Ulysse. Alors, plus courageux que le cyclope de la légende, le grand Cthulhu se laissa glisser, tout graisseux, dans la mer et se lança à leur poursuite, tandis que ses larges enjambées de puissance cosmique faisaient naître les vagues. Briden regarda en arrière et sombra dans la folie, riant par intervalles, jusqu’à ce que la mort le surprenne, une nuit, dans la cabine, tandis que Johansen errait en délirant. Johansen, pourtant, n’avait pas renoncé encore. Sachant que la Chose était certainement capable de rattraper l’Alert tant que la pression ne serait pas complète, il résolut de se fier à une ultime chance. Mettant la machine à toute vitesse, il fila comme l’éclair sur le pont et renversa la barre ; il y eut un puissant tourbillon, une écume sur l’océan fétide, et, comme la vapeur montait de plus en plus, le vaillant Norvégien précipita son bateau sur la masse gélatineuse qui le pourchassait et s’élevait au-dessus des vagues moutonneuses et impures comme la poupe d’un galion démoniaque. L’effroyable tête de seiche, dont les tentacules se contorsionnaient, atteignit presque le beaupré du solide yacht, mais Johansen poursuivit sa route sans relâche. Il y eut un bruit d’éclatement, rappelant l’explosion d’une vessie, une fange bourbeuse se déversa, comme si un poisson-lune avait été fendu, une odeur méphitique se répandit, comme si un millier de tombes avaient été ouvertes et un tintamarre se produisit, tel que le chroniqueur renonça à le transcrire. Un instant, le bateau fut souillé par un âcre, un aveuglant nuage vert, puis il n’y eut plus qu’un bouillonnement venimeux à la poupe où – Dieu du Ciel ! – la plasticité répandue de ce produit innommable de l’espace était en train de se recombiner, nébuleuse, dans sa détestable forme originelle cependant que la distance qui le séparait de l’Alert s’accroissait à chaque seconde comme le bateau gagnait de la vitesse grâce à la vapeur qui montait. Ce fut tout. Johansen se contenta ensuite de rêver sombrement devant l’idole de la cabine et de se charger des simples problèmes de nourriture qui se posaient à lui-même et au fou rieur qui se trouvait à ses côtés. Il ne tenta plus de naviguer, après sa première fuite audacieuse. La réaction semblait, en effet, avoir enlevé quelque chose à son âme. Vint alors la tempête du 2 avril et les nuages s’amoncelèrent autour de sa conscience. Il éprouva alors une sensation de tourbillon fantomatique à travers les gouffres liquides de l’infini, de chevauchées vertigineuses sur la queue d’une comète à travers des univers tournoyants, de précipitations hystériques de l’enfer à la lune et de la lune à l’enfer, le tout accompagné par le choeur des autres dieux, riant aux éclats, convulsés, hilares, et des lutins verts moqueurs du Tartare qui portent des ailes de chauve-souris. Les secours, quand ils vinrent, l’arrachèrent à ce rêve – le Vigilant, la commission de la Vice-Amirauté, les rues de Dunedin et le long voyage de retour vers le pays natal, jusqu’à la vieille maison proche de l’Egeberg. Il ne pouvait raconter – on l’aurait cru fou. Il allait écrire ce qu’il savait avant que la mort ne survienne, mais sa femme ne devait pas deviner. La mort serait un bienfait, si seulement elle parvenait à effacer les souvenirs. Tel était le document que je lus et qui maintenant repose dans la boîte de fer, près du basrelief et des papiers du professeur Angell. Ce compte-rendu que je viens de faire ira le rejoindre – ce témoignage de la santé de mon esprit, où j’ai coordonné ce qui, je l’espère, ne sera plus jamais coordonné à nouveau. J’ai jeté les yeux sur tout ce que l’univers peut contenir d’horreur, et tant les cieux du printemps que les fleurs de l’été ne sauront après cela être qu’empoisonnés pour moi. Je ne crois pas, cependant, que ma vie sera longue. Mon oncle s’en est allé, le pauvre Johansen s’en est allé et moi aussi, je m’en irai. J’en sais trop et le culte est toujours vivant. Cthulhu vit toujours, lui aussi, enfermé à nouveau dans le gouffre de pierre qui l’a protégé depuis que le soleil est jeune. Sa cité maudite s’est enfoncée une fois de plus, car le Vigilant a navigué au-dessus du point où elle était apparue, après la tempête d’avril ; mais ses ministres sur la terre vocifèrent encore, font des simagrées et sacrifient toujours autour de monolithes coiffés d’idoles, en des lieux solitaires. Il doit avoir été pris au piège au moment où la cité s’engloutissait, alors qu’il se trouvait dans son noir abîme, sinon le monde serait déjà en train de hurler de frayeur et de frénésie. Qui sait comment tout cela s’achèvera ? Ce qui s’est soulevé peut s’enfoncer et ce qui s’est enfoncé peut se soulever. Cette nature repoussante attend et rêve dans les profondeurs et le délabrement gagne les cités chancelantes des hommes. Les temps viendront – mais je ne peux, ni ne veux y penser. Si je cesse de vivre avant d’avoir achevé ce manuscrit, je prie mes exécuteurs testamentaires de préférer la prudence à l’audace et de veiller à ce qu’il ne tombe jamais sous d’autres yeux."
HP
Lovecraft - L'appel de Cthulhu
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