Le Trochiscanthe nodiflore
[TN]
n°596 (2017-47)
mardi 28 novembre 2017
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Femelle samedi 7 octobre 2017 samedi 7
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samedi 14 octobre 2017 Femellesamedi 14 octobre 2017 Mâle <image recadrée> <image recadrée>Dans l'ombre
<image recadrée> Mâle dimanche 15 octobre 2017 dimanche 15 octobre 2017 Mâle<image recadrée> Femelle <image recadrée>
<image recadrée> vendredi 20
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<image recadrée> vendredi 20 octobre 2017 <image recadrée> <image recadrée> samedi 21
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Toilette
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"1 La vie – si l'on veut bien me permettre une brève digression philosophique avant que j'en vienne au vif du sujet – est une chose qui me rappelle de près les plages de la baie de Tokyo. Il y a maintenant des siècles que je n'ai vu ces plages et cette baie, et la vision que j'en garde peut dater. Mais on m'a dit que rien n'a tellement changé, sauf en ce qui concerne les condoms, par rapport à mes souvenirs. Je me rappelle une immense étendue d'eau, peut-être plus propre et plus brillante si on la regarde à distance, mais bourbeuse, fétide et glacée vue de près, comme le Temps qui ronge les objets et les charrie en un perpétuel va-et-vient.La baie de Tokyo, par un jour donné, est susceptible de faire échouer n’importe quoi sur le rivage. Vous n’avez qu’à nommer ce que vous voulez, et elle finit tôt ou tard par le rejeter : un cadavre, un coquillage qui est peut-être de l’albâtre, d’un rose vif pareil à celui de la citrouille, avec une spirale senestre qui monte inévitablement au sommet d’une corne aussi innocente que celle de la licorne, une bouteille renfermant ou non un message que vous pourrez ou non déchiffrer, un fœtus humain, un morceau de bois poli avec le trou d’un clou – peut-être un fragment de la Vraie Croix, qui sait – et puis des cailloux blancs et des cailloux noirs, et des poissons morts, des saint-pierre évidés, des mètres de câble, des coraux, des algues et ces perles blanches qui furent les yeux du mort. C’est ainsi. Vous laissez l’objet sur place, et au bout d’un moment la baie le remporte. Elle opère de cette façon. Ah ! oui… autrefois elle pullulait aussi de condoms, témoignages flasques, presque transparents, de l’instinct de perpétuer l’espèce une autre nuit plutôt que celle-là, parfois porteurs de dessins ou d’inscriptions obscènes, parfois munis à leur extrémité d’une plume. Ils ont presque disparu aujourd’hui, ai-je entendu dire, comme l’Edsel, la clepsydre et le tire-bouton, tués et perforés par la pilule à toute épreuve, qui, en plus, augmente le volume des seins, alors qui s’en plaindrait ? Quelquefois, quand je marchais sur la plage dans le matin fouetté par le soleil, me remettant, sous l’action de la brise froide, des effets du repos et du congé de récupération pris après une petite guerre bien propre en Asie où j’avais perdu un jeune frère, quelquefois j’entendais des cris d’oiseaux alors qu’aucun oiseau n’était en vue. Ce qui ajoute l’élément de mystère grâce auquel la comparaison est inévitable : la vie est une chose qui me rappelle de près les plages de la baie de Tokyo. Tout arrive. Des objets étranges et singuliers sont rejetés en permanence sur le rivage. J’en suis un et vous aussi. Nous passons un certain temps sur la plage, peut-être côte à côte, et puis cet élément bourbeux, glacé, fétide vient tout ratisser avec les doigts liquides d’une main qui s’effrite, et certains des objets repartent. Les mystérieux cris d’oiseaux sont l’accomplissement de la condition humaine. Les voix des dieux ? Peut-être. Finalement, ceci dit dans le but de clouer au mur les quatre coins de la comparaison avant de quitter la pièce, il y a deux points qui m’ont incité à l’accrocher là en premier lieu : quelquefois, je suppose, les objets remportés peuvent, mus par quelque courant capricieux, être refoulés à nouveau sur la plage. Je n’y assistais jamais autrefois, mais peut-être n’attendais-je pas assez longtemps. D’autre part, vous le savez, quelqu’un peut venir et ramasser un objet trouvé là, pour l’emporter loin de la baie. Quand j’ai appris que la première de ces deux choses pouvait se produire vraiment, j’ai commencé par vomir. Depuis trois jours je n’arrêtais pas de boire et de m’imbiber des fumées d’une certaine plante exotique. J’ai aussitôt expulsé de chez moi tous mes hôtes. Recevoir un choc est excellent pour se dégriser ; et si je savais déjà que la seconde des deux choses – l’objet qu’on prend et qu’on emporte – était possible, car elle m’était arrivée, je n’avais jamais prévu que la première pût se vérifier. J’absorbai donc une pilule destinée à refaire de moi un homme en l’espace de trois heures, je la fis suivre d’un sauna, et je m’allongeai sur le grand lit en laissant aux domestiques, mécaniques et autres, le soin de tout nettoyer. Puis je me mis à trembler des pieds à la tête. J’avais peur. [...] J’avais créé jadis l’Ile des Morts de Bœcklin pour satisfaire la lubie d’un groupe de clients, avec des accords de Rachmaninov qui me couraient dans la tête comme des fantômes de bonbons. Ce fut un rude travail. Surtout si l’on pense que je suis un être doté d’une imagination surtout picturale. Chaque fois que je songe à la mort, ce qui est fréquent, deux images se présentent à tour de rôle à mon esprit. L’une est la Vallée des Ombres, une vaste vallée obscure qui débute entre deux éperons massifs de roche grise, avec un sol herbeux d’abord de la couleur du crépuscule, et qui s’assombrit de plus en plus à mesure que le regard se porte plus loin, jusqu’à n’être plus que le noir même de l’espace interstellaire, sans étoiles, sans comètes, sans météores, sans rien ; et l’autre image est ce tableau délirant peint par Bœcklin, l’Ile des Morts, l’endroit que je venais de visiter en rêve. De ces deux lieux, l’Ile des Morts est de loin le plus sinistre. La Vallée semble détenir en elle une certaine promesse de paix. C’est peut-être parce que je n’ai jamais conçu et exécuté une Vallée des Ombres, en transpirant pour rendre chaque nuance, chaque touche subtile de ce paysage propre à étreindre le cœur. Mais au milieu d’un monde qui était par ailleurs un Éden, j’ai érigé un jour une Ile des Morts, et elle s’est consumée dans ma conscience au point que je ne pourrai jamais l’oublier complètement, car elle fait partie de moi comme je fais partie d’elle. Et cette part de moi venait de me faire signe de la seule façon qui était à sa portée, en réponse à une sorte de prière. C’était un avertissement, je le sentais, et c’était aussi un indice, un indice que je pourrais déchiffrer en temps utile. La peste soit des symboles, qui de par leur nature même, dissimulent autant de choses qu’ils en révèlent ! [...] D’après les mythologies scandinaves, existait au centre de l’espace à l’aube des temps le gouffre de Ginnunga, environné d’un crépuscule perpétuel. Il était au nord bordé de glaces et au sud de flammes. Au cours des âges ces forces entraient en conflit, et les fleuves coulaient, et la vie palpitait dans l’abîme. Les légendes sumériennes nous montrent En-ki triomphant à l’issue de son combat avec Tia-mat, le dragon de la mer, et séparant ainsi la terre et les eaux. En-ki, pour sa part, était plus ou moins fait de feu. Les Aztèques croyaient que les premiers hommes étaient de pierre, et qu’un ciel ardent présageait une ère nouvelle. Et il y a de nombreuses versions de la fin du monde : le Jour du Jugement, le Crépuscule des Dieux, la fusion des atomes. Pour moi qui ai vu naître et mourir bien des gens et bien des mondes, au propre et au figuré, ce sera toujours pareil : toujours l’eau et le feu. Quelle que soit la formation scientifique qu’on a, on reste un alchimiste sur le plan émotionnel. On vit dans un monde de liquides, de solides, de gaz et de manifestations de chaleur liées aux changements d’état de ces éléments. Il y a les choses qu’on perçoit et celles qu’on sent. Et la notion qu’on a de leur véritable nature est greffée par-dessus. Aussi, quand il s’agit des sensations quotidiennes de la vie, que ce soit pour lancer un cerf-volant ou se préparer une tasse de café, en revient-on toujours aux quatre éléments idéaux des vieux philosophes : la terre, l’air, le feu et l’eau. L’air, il faut bien le dire, n’offre guère d’attraits, quel que soit le point de vue dont on l’envisage. Bien sûr, on ne pourrait s’en passer, mais il est invisible et, tant qu’il garde ses propriétés, on ne prête pas attention à sa présence. La terre ? L’ennui avec elle, c’est sa permanence. Les objets solides ont une tendance à subsister qui confine à la monotonie. Il en va tout autrement du feu et de l’eau. Ils sont à la fois pleins de couleurs, dénués de forme, et toujours en mouvement. Quand ils vous invitent à vous repentir, les prédicateurs annoncent rarement la colère des dieux sous forme de tornades et de tremblements de terre. Non. Ce sont les inondations et les incendies qui sont envoyés à l’homme en punition de ses fautes. Nos ancêtres savaient ce qu’ils faisaient en apprenant à allumer le feu et en ayant toujours à proximité assez d’eau pour l’éteindre. Est-ce une coïncidence si nous avons peuplé de flammes les enfers et de monstres les océans ? Je ne le pense pas. Les deux principes sont mobiles, ce qui est généralement un signe de vie. Tous deux sont mystérieux et possèdent le pouvoir de blesser ou de tuer. Il n’est pas étonnant que les créatures intelligentes aient eu face à eux les mêmes réactions dans l’univers entier. C’est le réflexe alchimique. Entre Kathy et moi, cela s’était passé ainsi. Ç’avait été quelque chose de tempétueux, de mobile, de mystérieux, avec le pouvoir de blesser, de donner la vie et de donner la mort. Elle était ma secrétaire depuis deux ans quand nous nous sommes mariés. C’était une fille petite et brune aux jolies mains, à qui les couleurs vives allaient bien et qui adorait lancer des miettes aux oiseaux. Je l’avais engagée par l’intermédiaire d’une agence sur la planète Mael. Dans ma jeunesse, les gens se satisfaisaient d’une fille intelligente capable de prendre en sténo, de taper à la machine et de tenir des dossiers. Mais, avec la dégradation progressive de la machine académique et l’accroissement des certificats exigés dans un marché du travail en expansion et de plus en plus compétitif, je l’avais embauchée sur les conseils de mon bureau du personnel en apprenant qu’elle était titulaire d’un doctorat ès sciences secrétariales, délivré par l’université de Mael. La première année fut catastrophique. Elle me mettait tout en automation, semait la pagaille dans mon système de classement personnel et faisait prendre des mois de retard à la correspondance. Quand j’eus fait reconstruire à grands frais une machine à écrire du XXe siècle, en lui apprenant à s’en servir, et que je lui eus enseigné la sténo, elle devint aussi bonne qu’une diplômée d’études commerciales au XXe siècle. Les affaires reprirent leur cours normal, et je pense que nous étions les deux seules personnes sur place à savoir déchiffrer les sténogrammes, ce qui était utile pour les questions confidentielles et nous procurait un point commun. Je la fis pleurer bien des fois au cours de cette première année, elle la petite flamme brillante et moi la couverture mouillée. Puis elle me devint indispensable, et je m’aperçus que ce n’était pas seulement parce qu’elle était une bonne secrétaire. Nous nous mariâmes et fûmes heureux durant six ans – six et demi exactement. Elle mourut dans l’incendie de l’astroport de Miami, où elle s’apprêtait à embarquer pour me rejoindre à une conférence. Nous avions deux fils, dont l’un vit toujours. Par intervalles, auparavant et depuis, le feu m’a traqué au cours des années. L’eau a toujours été mon amie. Bien
que je me sente plus proche de l’eau que du feu, mes
mondes sont
nés de ces deux éléments. Cocytus, New Indiana,
Saint-Martin, Buningrad, Mercy, Illyria et toutes
mes autres
créations ont été engendrées à
travers les flammes, les eaux et la vapeur. Et
maintenant je marchais
à travers les bois d’Illyria – un monde que j’avais
édifié comme un parc d’agrément, comme un lieu
de villégiature – je marchais à travers les bois de
cette planète acquise par l’ennemi qui s’avançait à
mon côté, désertée par ceux pour qui elle
avait été conçue : les privilégiés,
les vacanciers, les gens épris de repos, ceux qui
croyaient
encore aux arbres, aux lacs et aux montagnes
jalonnées de
sentiers. Ils étaient partis, et les arbres devant
lesquels je
passais étaient tordus, le lac dont je m’approchais
était
pollué, le sol avait subi des blessures et le feu
qui
constituait son sang jaillissait au loin, en attente
comme le feu
l’est toujours, en attente de ma venue. Les nuages
pesaient au
ciel, et entre leur masse blanche et la noirceur de
la terre
voletaient les particules de suie qu’avait envoyées
le feu,
comme autant de messagers funèbres. Kathy aurait
aimé
Illyria, si elle l’avait vue en un autre temps et
avec un autre
décor. Penser à elle ici en ce-moment, avec Shandon
pour régler la mise en scène, il y avait de quoi
être
malade. Je prononçai des imprécations entre mes
dents
tout en poursuivant ma route, et ceci met un terme à
mes
pensées sur l’alchimie..."
Roger
Zelazny - L'Ile des morts
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