Un petit texte :
"WATASENIA
Il
y avait la masse liquide partout, partout. Silencieuse, et lourde, avec
cette grande couleur terne qui régnait, qui empêchait de
voir. Elle pesait de tout son poids sur les plaques de rochers noirs,
elle glissait sur elle-même, s’ouvrant, se fermant, comme
ça, sans arrêt. C’était elle qui donnait la
vie, peut-être, qui la fabriquait au fond de ses antres, avec
le mouvement régulier et élastique de l’eau salée.
Les choses se décomposaient dans le fond de vase, lâchant
des séries de bulles qui remontaient pendant des heures. Rien
n’apparaissait encore. Seulement des ombres horizontales qui traversaient
le liquide, pareilles à de grands sous-marins aveugles. Dans
les profondeurs, il n’y avait pas de jour et pas de nuit, rien
que la masse terne qui oscillait sur elle-même, rabotait les roches,
arrachait des bribes, laissait passer des avalanches lentes. Depuis
combien de temps déjà? Des siècles, des milliers
de siècles peut-être, et ça n’avait pas d’importance.
Rien ne parlait, rien n’écoutait. Dans la sphère
du silence, sans héros, sans langage, mais ce qui devait venir
se préparait. Sur le fond, si loin de la surface que c’était
comme si l’air n’avait jamais existé, la neige tombait:
parcelles d’os, parcelles de pierre, écrasées par
la pression, en forme d’étoiles, descendant mollement.
Il faut toujours descendre, aller plus bas. Tout alors était
cuirassé, repoussait le poids terrible. Les vessies natatoires
se gonflaient, les sacs s’emplissaient d’eau noire. On descendait,
continuait à descendre, en suivant les pentes douces des socles
continentaux. Quelquefois il y avait des failles, de grandes crevasses
couleur d’encre où le vide happait. Sans forme, sans pensée,
perdu dans la masse liquide, et les courants froids étaient ouverts
de tous les côtés. Non, il n’y avait personne. Il
n’y avait pas d’yeux pour voir, pas d’oreilles pour
entendre. Il n’y avait rien à sentir, rien à toucher.
Seulement à la rigueur, une bouche pour dévorer, gueule
distendue qui avançait toute seule à travers l’espace,
et engouffrait l’eau. Peut-être qu’un jour apparaîtrait
le soleil, très loin, très haut, boule flottante dérivant
au milieu de ses nuds de lumière. Mais qu’est-ce que ça
voulait dire? Tout le monde était aveugle."
JMG
LE CLEZIO – Voyages de l’autre coté