Un petit texte :
"LE HIBOU ET LA BALEINE
Avoir aperçu une bête sauvage – dauphin, loutre,
héron, renard, vipère – me fait ma journée.
Quand je rencontre un nouveau visage, je n’ai pas de repos que
je lui aie trouvé son animal, son homologue en physionomie dans
les univers immenses de Cuvier, de Fabre ou de Linné. Ces apparentements,
je ne sais pourquoi, me rassurent. J’écoute mieux un claveciniste
lorsque je découvre que son jumeau zoologique est l’échassier
africain dit « serpentaire », et j’ai terminé
sans problème un film qui en posait beaucoup du jour où
j’ai compris que la monteuse que je voyais de profil six heures
par jour était un charançon.
Cette parenté avec le monde animal que je ressens profondément
remonte aux jours lointains de cette Arche où nous vivions plutôt
serrés mais tous ensemble et où, pendant mille interminables
journées de pluie, de solides connivences se sont établies.
Après que Noé eut échoué sa coque sur les
flancs du Mont Ararat, cette grande ménagerie s’est vidée
; chacun est retourné à ses affaires, de son côté,
les uns vers Nachitchevan, les autres vers Maku, comme si cette cohabitation
n’avait été qu’un songe. Ce jour-là,
beaucoup de promesses ont été oubliées et l’humanité
a perdu en partie de sa substance. Puis les théologiens auxquels
ces promiscuités paraissaient suspectes et de nature à
détourner l’attention jalouse que le Ciel exige de nous
ont jugé bon de refuser une âme au monde animal qui s’en
est évidemment offensé. Dommage, et quel gâchis
! Depuis, les serpents se sont mis à nous mordre ; les araignées
à nous piquer ; les corneilles à vider les orbites des
pendus.
N’étant pas certain d’avoir une âme, je n’ai
pas souffert de ce divorce et j’ai aujourd’hui aussi besoin
de totems qu’un chasseur magdalénien.
Il ne faut, bien entendu, pas confondre l’animal auquel on ressemble
et ceux que l’on choisit comme protecteurs ou compagnons. Mon
jumeau animal est un petit lémurien de Madagascar qu’on
appelle « Tarsier spectre ». Spectre, à cause des
gros yeux qui lui permettent d’y voir la nuit. Ses déplacements
n’excèdent pas huit mètre par jour. Le vieux Larousse
que je possède précise que « parfois, il mange un
fruit ». Je suis un angoissé qui travaille trop et tourne
autour de cette planète comme une goutte de mercure. Voyez comme
ces ressemblances sont trompeuses ! N’empêche que ceux qui
me connaissent et tomberaient sur un « Tarsier spectre »
dans la jungle de Madagascar jureraient, main sur la Bible, m’avoir
vu dans un buisson au Sud de Diego-Suarez.
Les animaux-totems, c’est tout autre chose. Le hibou et la baleine
n’était pas dans l’Arche de Noé. Vous me direz
que la baleine n’était pas dans l’Arche, c’est
vrai ; elle batifolait autour avec cette anxiété maternelle
des mammifères marins qui depuis toujours nous portent et témoignent
une affection à laquelle nous ne comprenons goutte parce que
nous sommes si cons. Quant au hibou, toujours perché sur la barre
du gouvernail, son hululement faisait office de sirène et signalait
les sommets à fleur d’eau ou les grosses souches (c’étaient
des cèdres du Liban) à la dérive. Quatre mille
ans ont bien pu passer, jamais aujourd’hui je n’entends
son cri sans nostalgie et gratitude. Je mets alors aussitôt mes
mains en coque et « chouanne » pour lui réponre,
comme un bon petit vendéen.
Cette alliance ancienne que j’avais un peu oublié m’est
revenu à Tokyo, comme une lettre perdu, le 12 décembre
1964… Notre deuxième enfant venait au monde et j’avais
été chassé de la salle d’accouchement par
des religieuses prussiennes qui jugeaient, bien à tort, que tout
ce qui avait été fait sous les draps sentait un peu le
fagot et que, ergo, le conjoint n’avait rien à voir dans
cette affaire. J’attendais donc, dans un bistrot voisin de l’hôpital
que le travail soit terminé en pestant contre ces puritaines.
J’étais noir de sommeil, les poings sur les yeux, devant
un carnet couvert de prénoms (la naissance prématurée
nous avait pris de court) et tâchant de prendre des notes. J’ai
dû m’endormir, le menton dans les mains. Quand le patron
m’a réveillé, j’ai pu lire, en bas de la page,
sous « …Mathieu, Adrien, Manuel, Antonin… »
deux lignes d’un graphisme hypnotique, tracées par une
main qui était pourtant la mienne : … « Pour parrain
et pour marraine, le hibou et la baleine."
Juin 1992
Nicolas
BOUVIER – Le Hibou et la Baleine