Un petit texte (d'un auteur jurassien) :
"La nature est partout, aussi bien à Dôle qu’à
Vaux-le-Dévers. Je me demande même si elle n’est
pas plutôt ici.
Pour moi qui ai connu le pays autrefois, je trouve la campagne bien
fade avec votre bête de blé, vos champs de pommes de terre
et tout ce vert plat à faire lever le cœur. Si tu avais
vu, il y a seulement cinq mille ans, cet emmêlement du bois mort
et du bois vif, cette bataille des plantes pour se pousser à
la lumière, quelle pagaïe?! Aujourd’hui, vos rasibus
à blé et à pomme de terre, le village bien assis
au milieu, et les prés à vaches et les vues filées
à travers deux rideaux de peuplier, c’est fait comme un
jardin. Et la forêt : des arbres plantés comme des asperges,
les coupes, les futaies, les taillis, tout bien ordonné, divisé,
et les allées droites, les carrefours, les sentiers. C’est
le parc au bout du jardin.
La nature, je la vois bien mieux dans les villes, je t’assure.
La ville, c’est la vraie forêt. Des sentiers profonds, des
fourrés, des corridors sombres, les maisons qui s’accolent
toutes, une mêlée et des vies tapies, d’autres pressées,
l’aventure, les femmes guettées, les batailles, les vices
et tous les instincts. Hier soir, en arrivant à Dôle, je
suis entrée dans un café de la rue du Vieux-Château.
Des Polonais, des voyous de la ville, des filles sales, des voix éraillées,
pianos mécaniques, une odeur de gibier et d’urine, et moi,
trop bien habillé, le teint riche, les hommes me regardaient,
les filles aussi, me regardaient tous comme des bêtes surprises,
sans savoir s’ils devaient mordre et je sentais tout autour de
moi hésiter une vie triste comme il n’y en a plus, même
dans les monts.
Je me rappelle une autre fois, c’était à Valentigney,
un métingue des ouvriers de chez Peugeot, les hommes faisaient
une forêt serrée qui hurlait comme une tempête. La
nature ne se perd pas. Ce qui se défait d’un côté
se refait d’un autre. Comment me trouves-tu avec mon chapeau??"
Marcel
Aymé - La Vouivre