Suggestion de
lecture :
"A
eux trois, ils devaient pousser les chevaux jusqu'à
leur faire traverser une rivière sur les berges de
laquelle étaient postés les guerriers qui n'étaient
pas autour du village pour empêcher la progression
de l'ennemi à leurs trousses. Leur allure était
fantastique. Les cordes autour des poignets d'Elie
étaient tendues à se rompre, elles vibraient et
tranchaient la pluie dans son épaisseur. Il courait
derrière les chevaux, parmi les chevaux, il courait
avec le même instinct, envahi par leur masse
parcourue de courants et de frissons, emballé. Il
perçut l'odeur de l'eau avant de l'entendre exploser
sous leurs pieds. Il sentit aussitôt la tension des
cordes se relâcher. Leur mission était accomplie, le
troupeau passait du côté des Pawnees. Il lui fallait
à présent se tourner et combattre. Mais il fut
incapable de s'arracher à la harde, incapable de
laisser tomber ses cordes. Il sauta dans l'eau avec
les chevaux et remonta la berge derrière eux, les
bras traînant les liens dans le lit de la rivière et
sur le talus et dans la prairie, libre à nouveau,
entravé par les deux longes qu'il venait de rompre
mais libre comme l'air. Il continua de courir avec
eux sans penser à rien, hors d'haleine, hors de lui,
aussi éloigné de l'effort qu'on peut l'être, hors du
temps lui-même. Occupé seulement du troupeau, de son
avancée, de son énergie, de son odeur. Il ne sut pas
comment il se retrouva sur un cheval, ni combien de
temps il l'avait monté avant de se rendre compte
qu'il était un homme et qu'il pouvait lâcher ses
longes. Il les lâcha. En se tournant, il vit qu'il
avait semé tout ensemble amis et ennemis, que l'air
était sec et qu'il était à la tête d'un troupeau de
trois cents chevaux plus rapides que la pluie. Il
lança son cri de guerre à l'horizon et s'agrippa de
plus belle aux flancs de son cheval galvanisé par sa
joie. Quand le soleil se leva, le troupeau tourna
vers une dépression plantée de petits bouleaux où il
s'arrêta. Elie cueillit un bâton dans les branches
basses sous lesquelles sa monture s'était campée
pour attraper les jeunes feuilles. Il descendit de
cheval et se mit à fouir comme il avait appris à le
faire dans les trous des souris aux pattes blanches.
Il récolta un tas de fèves vertes qu'il mangea une
par une pendant que le troupeau dépouillait
méticuleusement les arbres de tout ce qui était à sa
portée.
Au crépuscule, une
dizaine de bêtes s'offrirent un petit somme, debout,
tandis que d'autres se couchaient pour dormir
profondément. Elie s'installa au chaud contre leur
robe, estimant que pour sa sécurité aussi il pouvait
leur faire confiance. Un tiers des chevaux restait
actif à la périphérie du groupe. Elie prit son tour
de garde avec les bêtes qui l'avaient réchauffé
quand elles se levèrent au milieu de la nuit. Au
matin, une grande jument aux jambes blanches donna
le signal du départ. La course ne reprit pas
immédiatement, elle commença en promenade. Les
chevaux allaient en jouant, ils flairaient le vent.
Après quelques lieues, les jeunes se mirent à sauter
pour démontrer leur forme. Ils prirent des galops
soudains, tout aussi soudainement stoppés. Ils
firent des boucles et des longues balades en aparté,
à quatre, à six, des petites fugues échappés puis
reprises par le battement de la harde.
Elie voyageait sur
le dos d'un étalon qui avait des choses à prouver.
Il mordait ses compagnons pour les provoquer à la
course, il poussait les femelles en soufflant avant
de sauter de côté pour éviter la réplique. Il riait
de ses blagues, tapait du pied et portait son
cavalier comme une parure. Elie le sentait prêt à se
lancer dans une vie nouvelle, loin de la harde qui
l'avait vu naître. Il était encore trop jeune,
insouciant, pour s'en rendre compte lui-même. Le
troupeau était son élément, le seul qu'il connût, et
il allait de pair avec la prairie, les hommes et les
bêtes sauvages. Elie enviait son inconsciente
naïveté, son monde plein, perdu comme un paradis.
Il vécut plus d'une
semaine en leur compagnie, se conformant à leur
rythme et à leurs décisions. Il mangeait ce que la
prairie lui offrait, du raisin, des baies rouges
acides, les fèves des souris, certaines racines
qu'il savait où trouver et qu'il avait appris à
connaître. Il s'abstint de gibier et ne s'en trouva
pas mal. Il vécut le plus clair de son temps sur le
dos de son cheval. Il dormait contre lui, il
l'accompagnait à pied pour ses rondes. Si le cheval
mordait, Elie grognait. S'il galopait, Elie
l'excitait. S'il ruait, il hurlait au ciel et
prévenait les nuages de leur arrivée. Avec Elie sur
son dos, le cheval prenait de l'ascendant sur la
harde. Plusieurs fois il avait impulsé des
mouvements rapides vers l'eau ou l'herbe qui avaient
entraîné le troupeau sur des territoires qu'il
n'avait jamais parcourus. La jument aux jambes
blanches reprenait rapidement le contrôle mais elle
avait de plus en plus de mal à empêcher ces élans
désordonnés. Les chevaux prenaient plaisir à ces
courses inopinées.
Le jour du drame
pour la harde, elle sut avant le départ que le soir
ne les trouverait pas unis comme le matin. Ils
partirent d'un commun accord le long des montagnes
au pied desquelles ils avaient passé une nuit
tranquille. Ils se nourrirent en chemin de l'herbe
mince mais juteuse qui poussait à l'ombre des
feuillus de lisière. Ils suivirent longtemps la
rivière. Les poulains de l'année cabriolaient sur
les berges et couraient en faisant rouler les
pierres.
Ils firent une
longue pause pour regarder la lumière jouer dans
l'eau trépidante. Elie vit un omble immobile dans le
courant. Son cheval était calme. Le temps et
l'espace s'équilibraient parfaitement. Ses boyaux
eux-mêmes étaient satisfaits du repas de fruits
qu'il avait fait dans la matinée. Incorporé à son
cheval, lui-même partie de la masse de ses
semblables, Elie se sentait étrangement à sa place,
confortable, baigné de bien-être.
Quand le faucon
pèlerin plongea du ciel en criant, les chevaux
dressèrent les oreilles sans réagir. L'oiseau
chasseur avait cassé la nuque d'un passereau qu'il
plumait à terre, devant eux. Les chevaux le
regardaient faire en balayant les mouches de leur
queue. Lorsque le faucon déchira une longue bande de
chair à sa proie, Elie saliva. Une onde de plaisir
et de dégoût mélangés le fit frissonner des pieds à
la tête. Son cheval le sentit et répondit
confusément à cette sensation contradictoire en
lançant un cri vibrant qui n'était pas exactement
celui d'une alarme. Aussitôt, la harde fut prise de
panique. Elle partit à fond de train dans le lit de
la rivière dont le fracas redoublé par leur course
finit de l'affoler complètement. Elie à l'intérieur
de la masse fut soulevé par la fuite absolue pour
laquelle les chevaux sont faits. Le sang gonflé de
la peur aveugle commune à tous les animaux, il fit
l'expérience directe de la volonté, de la soif, de
la joie. Ils sortirent de la rivière sur les ailes
d'une tornade qui les habitait et les poursuivait en
même temps. Ils prirent plein ouest sous la pression
d'un souffle d'air, ils continuèrent. La plaine fut
envahie de leur volume et de leur bruit. Les
collines sonnèrent, les bois absorbèrent le son, le
rendirent quand ils reprirent le plateau et tout à
coup, l'espace se ferma comme un piège. Ils n'eurent
pas le temps de virer pour éviter la gueule de la
ville à leurs pieds, ils s'engouffrèrent en se
bousculant dans le tunnel à ciel ouvert de la rue
principale. Ils n'avaient pas dépassé le saloon
qu'Elie était redevenu un homme et criait au
troupeau, comme s'il le dirigeait, les mots d'ordre
des vaqueros au travail. Il vit en plan cavalier
l'ensemble de la ville en un instant, le saloon, le
barbier, les tentes, les armes, et continua de jouer
sa nouvelle carte en poussant les chevaux vers le
corral de Nils Antulle. La jument aux jambes
blanches remonta toute la rue en s'efforçant de
rester au milieu des siens. Elle tentait de garder
l'initiative et poussait sur la gauche pour les
faire entrer en masse dans l'enclos qu'un homme
venait d'ouvrir. La jument ne cédait pas. Ils
étaient au bout de la rue à vingt pieds du corral
quand elle s'arrêta net et sépara en deux le
troupeau qui courait à sa perte. Elie se résolut à
se contenter de cent cinquante chevaux et piqua sur
sa droite pour entraîner les bêtes dans l'espace
clos où il se mit à tourner pour les ralentir. La
jument au milieu de la rue repartit avant que le
corral ne se referme, à toute allure derrière ceux
qu'elle avait réussi à détourner. Elle disparut dans
le nuage de poussière qu'ils soulevaient..."
