Un petit texte :
" La harde passait la nuit dans les vernes au pied des pentes.
Puis dès l'aube gagnait de la hauteur en broutant. Ce matin-là
quand l'oiseau vint par dessus les rochers, elle se trouvait à
moins de quatre cents mètres en contrebas, rive droite du vallon,
sous les abrupts de la Saint-Béat... Quelques mères et
leurs petits. Le reste, des jeunes d'un an ; plus un mâle ou deux.
D'autres adultes erraient aux environs car le temps des amours était
proche ; mais difficile à repérer.
Les bêtes s'élevaient au pas dans la combe, tondant le
gazon en cadence, avec un balancement régulier des cornes. Parfois
une chèvre dressait la tête, demeurait immobile une ou
deux minutes puis se détendait et recommençait à
brouter. Un souffle d'air, l'oscillation d'une tige, n'importe quel
soupir de la montagne alarmaient ces femelles hypernerveuses prenant
au grand sérieux la trilogie de l'existence. Les soucis de la
maternité effaçaient en elles tout sens de l'humour.
A côté des matrones envahies de responsabilités,
la bande des jeunes déployait une fantaisie ailée, ravissante.
Parfois, ils se tenaient dans l'exact sillage de leurs génitrices,
copiant leur allure et croquant les mêmes touffes. Mais leur sagesse
ne durait guère. La force, la vitalité de l'espèce
affluaient dans ces corps tout neufs et devaient s'épancher coûte
que coûte. Comme ceux des hommes, les enfants chamois munis pour
leur compte d'un front bossué, d'un instinct sans fissure et
de larges prunelles de stars, envisageaient l'avenir avec un enthousiasme
explosif. Ils s'exprimaient par des galops, des cabrioles tranchés
nets, qui laissaient le jeune animal frémissant, tremblant de
bonheur sur quatre pattes infatigables. Elles étaient destinées,
ces pattes d'acier, à le porter dix, douze années à
travers les embûches, les tourmentes, les saisons, les famines,
les vides. Mais à présent la puissante montagne elle-même
acceptait de jouer le jeu, tâtait d'un doigt distrait ces bestioles
naïves et retenait son souffle afin de ne pas les effaroucher.
Tant que l'univers serait complice de l'enfance les temps ne seraient
pas révolus.
Tout était encore jouet à leurs yeux, occasions merveilleuses
de faire semblant. Mais rien ne valait un vrai névé. C'est
pourquoi la nouvelle génération entraînant cette
fois les adultes mit le cap sur la base des falaises. Il persistait
là un toboggan camouflé des ardeurs solaires. Cette piste
était la Parsenn et le Courchevel des chamois..."
SAMIVEL
- Le fou d'Edenberg.