Un petit texte :
"LE NORD
Au-dessus
de la table où j’écris est accrochée une
petite boussole d’acier bruni qui date de la guerre de 1914. Elle
indique encore le Nord d’une aiguille qui tremble un peu ; le
jour où elle cessera de le montrer, je mourrai.
Nous avons tous une boussole dans la tête plus précieuse
que l’or des Incas. Lorsqu’un de nos semblables se met à
faire tout de travers on dit de lui, en français, « qu’il
a perdu le Nord ». Certains l’ont perdu en même temps
que leur vie en allant justement le chercher : je pense à Hudson
abandonné en 1611 dans une petite barque au milieu des glaces
par son équipage mutiné. Je pourrais en citer bien d’autres.
Le Nord est venu s’inscrire en premier dans ma Rose des Vents
grâce à Jack London, Fenimore Cooper et Curwood que ma
génération lisait dans des collections enfantines. Le
Nord, c’étaient donc les traîneaux, les chiens husky
avec leurs petits souliers de peau de caribou, le « pemmican »
et l’ours polaire. A sept ans, je dessinais le cours du Yukon
avec l’ongle de mon pouce sur le beurre de ma tartine, et, si
j’avais pu choisir des chaussures elles auraient ressemblé
à ces petits sacs, mais à sept ans on ne choisit presque
rien sinon – et encore – ses rêves.
Le Nord, c’était aussi l’étincelante et terrifiante
Reine des Neiges du conte d’Andersen qui a été la
première d’une longue série d’amantes imaginaires.
A dix ans, je l’étreignais en tremblant, de froid dans
son palais de glace, de grésil et de bourrasques.
Pour Ptolémée et Strabon les peuples du Nord, dont ils
ne savaient d’ailleurs rien, devaient être des modèles
de vertu à cause de la rigueur du climat. Quinze siècle
plus tard, le géographe Olaus Magnus, frère de l’Evêque
d’Upsal réfugié à Rome après la conversion
de la Suède à la Réforme, entouré de prélats
corrompus, amollis par les lasagnes et le frascati, tient à peu
près le même discours dans son Histoire des peuples du
Nord (Rome, 1557). Il affirme en outre, ce qui est fort peu clérical,
que les héros scandinaves sont presque tous nés des amours
d’une très belle femme et d’un ours. Une gracieuse
vignette gravée sur bois illustre ces noces surprenantes.
J’avais dix-sept ans quand j’ai franchi pour la première
fois le cercle polaire. C’était l’été
lapon avec son soleil de minuit et ses ruisseaux brillant de truites.
J’étais monté avec des bergers qui suivaient leurs
troupeaux de rennes jusqu’à la côte arctique. Je
les ai lâchés au tiers du chemin parce qu’il fallait
regagner le collège et Genève. Au retour, j’ai marché
deux ou trois jours dans la toundra sans rencontrer âme qui vive.
L’air était très doux. Les premiers oiseaux migrateurs
faisaient des rondes dans le ciel avant de partir vers le Sud. Je dormais
sur la mousse dans une grosse veste de feutre. Je n’avais jamais
imaginé qu’on puisse être aussi heureux. J’ai
compris alors que « l’état nomade » avait quelque
chose à m’apprendre. C’est cet été
boréal qui a fait de moi un voyageur et m’a ouvert ensuite
les autres axes de la boussole."
Novembre
1992
Nicolas
BOUVIER – Le Hibou et la Baleine.