Un petit texte :
[…] « De même, aucune histoire d’Irlande n’explique
ce qui a bien pu conduire les Celtes, plusieurs siècles avant
Jésus-Christ, à s’installer sur ces îles extrêmes,
ventées, séparées par des bras de mer dangereux
et qui se présentaient alors comme d’immenses dalles rocheuses
absolument nues descendant en pente douce des falaises de l’Ouest
vers les criques abritées qui font face la baie de Galway. Les
vastes amphithéâtres de pierres sèches qui s’y
trouvent, édifiés bien avant l’ère chrétienne
et qu’on désigne – à tort – par le nom
de forts (dunn en gaélique), suggèrent un population presqu’aussi
importante que celle d’aujourd’hui. Alors ? fuite devant
un clan rival et vainqueur ? mer poissonneuse offrant refuge et survie
à des nautoniers et pêcheurs d’une adresse incomparable
? On ne sait pas. Et quand a débuté ce travail de Sisyphe
qui a transformé la roche en potagers ou pâtures à
moutons ? Ce n’est pas datable, mais à en juger par la
méthode encore utilisée au début des années
30 pour fertiliser ces étendues de pierre nue, on se dit que
l’entreprise a dû commencer voici très longtemps,
peut-être déjà dans ce haut Moyen-Age où
l’Irlande était encore un vivier frémissant d’énergie
sauvage et de dynamisme risque-tout. On attaquait le roc au coin et
à la masse de fer pour y creuser des sillons parallèles
profonds et larges d’un demi-mètre. Avec les fragments
de pierre éclatée, on construisait un muret sur les limites
de cette rocaille dont on n’était – trop souvent
– que locataire. On remplissait ensuite ces tranchées d’un
mélange de sable fin et de varech qu’hommes et femmes allaient
couper à marée basse et remontaient de la plage dans des
hottes de jonc. Lorsque cet amalgame était composé, on
y plantait quelques patates ou un peu de seigle pour l’entretien
des toits de chaume. Un ou deux ans plus tard, on faisait sauter les
arêtes de pierre intercalaires, on élevait et renforçait
les mures avec les matériaux dégagés, on épandait
sur la surface enclose des couches successives d’algues grâce
auxquelles on obtenait, avec l’aide du temps, une parcelle de
bonne terre arable. Qu’on ne possédait pas même en
propre : au début de ce siècle, une bonne partie des îles
était encore en mains étrangères. Il suffisait
d’une mauvaise année, d’un fermage en retard pour
que le propriétaire (latifondiaires irlandais ou anglais) vous
fasse saisir, et expulser de ce lopin dont la valeur avait quintuplé.
C’était alors la maréchaussée, accompagnée
d’un huissier malodorant dans son costume noir, qui faisait main
basse sur un cochon, une génisse, un berceau de saule tressé,
un chaudron, un châle de laine… Ces évictions étaient
aussi brutales que celles qui, un peu plus tôt, avaient endeuillé
l’Ecosse. Parfois, les grabataires étaient transportés
avec leur lit dehors, sous la pluie, pendant que les gendarmes saccageaient
la chaumière et que les vieilles du hameau – toutes un
peu sorcières – entouraient ces turpitudes d’un concert
strident de malédictions auxquelles le clergé, dans sa
sotte suffisance, croyait avoir retiré toute efficace. Je suis
prêt à parier qu’une semaine ne s’était
pas écoulée sans qu’un de ces gardiens de l’ordre
– pandore ou tabellion – n’ait passé l’arme
à gauche, emporté par une forme de haut mal inconnu des
carabins.
Aujourd’hui,
tout ce qui pouvait être repris sur la roche l’a été
: pour l’essentiel l’île appartient à ceux
qui, au prix d’un labeur inconcevable, ont fait passer cet immense
caillou du gris au vert tendre, l’ont transformé en paradis
pour les botanistes et les ornithologues. Lorsque, du haut des falaises
de l’Ouest, on regarde cette résille de murets –
mis bout à bout : douze mille kilomètres – qui couvre
toute l’île et semble la maintenir dans un filet aux mailles
serrées, et que l’on considère la rusticité
des techniques utilisées, tout ce que les Irlandais racontent
avec complaisance sur leur indolence et leur incurable rêvasserie
fait figure de calembredaine. Il est vrai que ces mêmes Irlandais
se flattent en riant d’être les meilleurs menteurs de la
côte atlantique, en quoi ils ont raison… »
Nicolas
BOUVIER – Journal d’Aran et d’autres lieux.