Un
petit texte :
« L’oncle m’a dit : « Si vous allez vous balader,
prenez le chien noir, il s’appelle Alabar ; ce n’est pas
ici qu’il risque de se faire écraser. »
Le neveu m’a dit : « Quelle idée de venir ici en
pleine tempête d’hiver, alors que fin mai nous avons trente-cinq
variétés d’orchis et d’anémones sauvages
et dix-neuf sortes d’abeilles. Et maintenant : rien, rien de rien.
On mange à huit heures, ça vous va ? » ça
m’allait. Et l’idée de me trouver ici n’était
pas de moi.
Rien
est mot spécieux qui ne veut rien dire. Rien m’a toujours
mis la puce à l’oreille. Ce n’est pas parce que la
météo a mis les îles sous narcose qu’elles
ont cessé d’exister. La mienne est toujours sur la carte,
avec ses huit cents habitants, même s’ils se terrent comme
des homards dans leur chaumière pour faire pièce à
la neurasthénie qui s’empare de vous après quelques
jours de vent continuel.
Empaqueté
comme un esquimau, je suis sorti pour voir de quoi ce rien était
fait. La nuit montait du sol comme une nappe d’encre, pas une
lumière, le noir des murs plus profond encore que le noir des
prés. Un vent à décorner les bœufs ; mes poings
gelaient au fond des poches. Alabar ne m’a pas suivi longtemps
: ce rien ne lui disait rien qui vaille. Il a fait demi-tour et gratté
à la porte qui s’est ouverte aussitôt. Je cherchais
l’ermitage de ce saint Enda dont les disciples ont fondé
Saint-Gall et appris aux rustres que nous étions à se
signer, dire les grâces, chanter les neumes, enluminer les manuscrits
de majuscules ornées ruisselantes d’entrelacs, de griffons,
d’aubépines, de licornes. D’après ma carte,
cette tanière serait juste deux cents mètres à
l’est sous la maison. Je ne l’ai évidemment pas trouvé
ce soir-là – de jour, c’est une taupinière
basse, moussue, si rudimentaire qu’à côté
d’elle, les bories des bergers de Gordes font penser au palais
du facteur Cheval. Mais j’ai vu – mes yeux s’étaient
fait à la nuit – une forme pâle, rencognée
dans l’angle formé par deux murets. C’était
un percheron blanc si énorme et immobile que j’ai d’abord
pensé à une gigantesque effigie abandonnée là
par quelque Atlantide, ignorée des archéologues, et que
les vents d’hiver auraient débarrassée de ses lichens
et bernacles pour lui donner ce poli et cette perfection d’opaline.
Il s’était trouvé le coin le mieux abrité
et, le museau collé au poitrail, il n’en bougeait pas pour
avoir moins froid. Sans le frisson qui le parcourait de la queue aux
naseaux, j’aurais juré qu’il était en plâtre.
Quelle idée de laisser un cheval seul dans ce vent cinglant sans
même une jument pour le réchauffer ! Quelle idée
aussi d’aller chercher à tâtons l’ermitage
d’un saint mort depuis quatorze siècle, en enjambant des
murets de pierres sèches qui dégringolent et qu’il
me faut remettre en place. J’étais en train de traverser
en catimini son parchet quand j’ai entendu un trot lourd et qu’il
m’a presque soulevé de terre en me fourrant ses naseaux
sous le bras : des paturons de la taille d’une ruche, et cette
présence énorme, insistante, ce museau fouillant dans
le chaud comme un boutoir, me promenant comme un fétu jusqu’à
la route, laissant sur mon paletot de brillantes traces de morve que
j’achève à l’instant de nettoyer. Aucun moyen
de m’en débarrasser par un signe de croix ou un goupillon
druidique. Il m’a reconduit ainsi jusqu’au mur qui borde
le chemin, m’y a tassé comme un torchon à coups
de tête, puis il est retourné à ses affaires. Et
moi aux miennes dont la première était de retrouver mon
logis ; en passant d’un lopin à l’autre, je m’étais
égaré. La nuit était maintenant si noire que seul
le bruit plus clair de mes bottes m’a appris que j’avais
regagné la route. A quelques mètres de la maison deux
yeux dorés et brûlants qui perçaient l’obscurité
à hauteur de ma ceinture m’ont fait tourner la tête
: ceux d’un matou, aussi blanc et, pour son engeance, aussi gros
que le cheval, qui s’était blotti dans un muret. Son corps
épousait exactement les bords de la cavité laissée
par un moellon que le vent (que lui ?) avait fait chuter. Il ne laissait
dépasser que ses moustaches où une miette de morue était
restée prise et ce n’était pas cette nuit-là
qu’on l’aurait délogé de son alvéole.
Son museau froncé n’exprimait que ressentiment et dépit.
Que faisait-il donc dehors dans cette furieuse bourrasque alors que
dans les chaumières barricadées derrière leurs
volets tirés et une obscurité trompeuse, il y avait –
je le sais – un âtre où se tord la tourbe, un coin
éclairé où les femmes tirent l’aiguille,
et les gamins, la langue sur leurs devoirs écrits avec une plume
à bec d’acier qui accroche et grince ? Un étalon
: passe encore. Je conçois qu’un cheval, surtout de la
taille de celui qui venait de me quitter, pose au coin du feu –
et quel que soit son bon vouloir – un problème volumétrique
que même un écolier fort en thème aurait du mal
à résoudre. Mais un chat ? Flagrant délit de larcin
de poisson séché et foutu à la porte ? Il faudra
que je m’informe.
Diné
et bu avec mes hôtes un peu de l’excellent chianti offert
par une équipe de la télévision italienne qu’ils
ont hébergée l’été dernier, le temps
d’un tournage. Par-dessus le bord de leur verre, ils m’examinent
avec circonspection ; je sens que ma présence ici, à cette
saison, les tarabuste. L’hiver, on ne voit pas d’étrangers
sur les îles, sinon ici et là un maquignon de Galway, une
tzigane qui signale et dénoue les mauvais charmes, un petit armateur
de la côte qui vient débattre le prix d’une barcasse
ou d’un thonier à vendre. Qu’un journaliste, de surcroît
photographe, choisisse le pire moment de l’année (je n’ai
rien choisi : on m’a envoyé) pour leur rendre visite leur
paraît suspect. Ils flairent une magouille là-dessous.
L’an dernier, des promoteurs sont venus sur l’île,
posant aux touristes, avant d’être démasqués
et poliment reconduits au bateau.
L’exemplaire
du magazine pour lequel je travaille et que je leur ai montré
n’a fait qu’accroître leur perplexité et, peut-être,
leur frustration. C’est un numéro sur le Rajasthan où
les saris et les façades tarabiscotées aux tons de sorbet,
confits dans le crépuscule, rutilent et dévorent littéralement
la page. Ici, pas d’autre couleur que le gris horizon du ciel
et des murets de pierres et le vert algue des prés ras. Sévère
bichromie lavée plutôt qu’animée par la pâle
pastille du soleil que les nuées qui courent vers l’est
à toute allure éteignent plus souvent qu’elles ne
la dévoilent. Pendant une semaine personne ici n’aura une
ombre. Sept ans plus tôt, j’avais fait le tour de l’île
au mois de mai. Bon. Elle est cent fois plus belle dans l’absolue
sauvagerie des tempêtes d’hiver.
Sous
la fenêtre de ma chambre, les brebis du voisin grelottent et font
vibrer la palissade de l’enclos où elles sont flanc à
flanc, qui chante dans le froid comme la rambarde d’un navire.
Avec leurs pattes en allumettes et leur toison frisottée elles
font penser à un dessin d’enfant viennois décadent
: les carcasses malsaines et efflanquées d’Egon Schiele
noyées dans les fourrures de Sacher-Masoch.
Le
neveu a monté l’escalier en grommelant : « Cent trente-cinq
espèces de fleurs et dix-neuf sortes d’abeilles. »
En venant ici hors saison, je le prends à la déloyale.
S’il sait vanter ses anémones soufrées, il n’a
pas encore appris à vendre du vent. Ce qui est superflu : j’aime
la tempête, et le Nord, et l’hiver.
Rien
? Pourtant étalon, matou, moutons, ce bestiaire frissonnant dans
ce froid polaire et ce rugissement continuel, ce n’est pas rien.
C’est plutôt « autre chose »…
Nicolas
BOUVIER – Journal d’Aran et d’autres lieux.