Suggestion de lecture :
"Je
regagne ma tente après cette excursion quand Eduard,
l'un de nos deux guides, me rejoint en courant.
Mpato et lui ont trouvé des bousiers en plein
travail, près du camp ! Curieusement, alors
qu'Eduard me fait part de cette admirable
découverte, les autres touristes se volatilisent.
-
Tant
pis pour eux, me dis-je en suivant
Eduard sur une centaine de mètres, jusqu'à
l'endroit où Mpato monte la garde avec un fusil
de chasse devant un gros tas de crottes
d'éléphant.Je m'accroupis à côté de lui, le
soleil me frappe la tête et la sueur ruisselle
jusqu'au milieu de mon dos.
Si je suis déçu
par ce que je vois, je ne le montre pas, même si je
rêvais secrètement de revivre la scène décrite par
deux chercheurs en 1974 : l'attaque d'un kilo et
demi de déjections d'éléphant par 16000 bousiers,
qui ont tout mangé, enterré et emporté en l'espace
de deux heures. Je dois me rappeler que même voir
deux insectes gros comme mon pouce sur ce tas de
crottes, c'est déjà mieux que ce à quoi je pouvais
m'attendre à cette période de l'année. A la saison
sèche, la plupart des bousiers de la région sont
déjà blottis sous terre, bien au chaud devant leur
téléviseur.
Un des deux
bousiers s'active à détacher des blocs et à les
arrondir. Près de lui, l'autre enterre sa boule. Le
sol sablonneux se creuse et se déforme sous ses
mouvements. Accroupis sous le soleil brûlant, nous
observons les bousiers frénétiques, obsessionnels, à
l'ouvrage. Si Mpato et Eduard sont étonnés par mon
intérêt, ils sont trop polis pour le montrer.
A l'instant où il
nous semble avoir terminé, alors que sa sphère de
crotte grosse comme une noix – le double de sa
taille – me semble parfaite, le bousier détache un
autre bloc pour remédier à quelque imperfection
imperceptible. Finalement, il se met à rouler sa
boule loin du tas, il remonte la colline, passe
par-dessus des brindilles, l'arrière-train surélevé
contre la boule, la tête au sol. Il se heurte à une
petite branche, trébuche et roule dans un petit
ruisseau, toujours accroché à sa grosse boule. Puis
il remonte la pente, il regarde comment le terrain
se présente, et se remet à pousser. Périodiquement,
il s'enfonce dans la terre ou sous la couche de
feuilles en décomposition, puis revient et
recommence à pousser. Il parcourt huit mètres depuis
le tas de crottes, presque toujours en pente,
jusqu'au moment où il se met enfin à creuser pour de
bon ; sa boule s'enfonce dans les feuilles, elle
remonte une ou deux fois, puis disparaît
complètement.
L'autre bousier,
près du tas, façonne une autre boule plus petite,
creuse un trou, y enfouit la boule, puis revient
détacher d'autres blocs. Les deux insectes sont sans
doute des mâles : plus vigoureux que les femelles,
ils se chargent en général du transport. Parfois,
mâles et femelles roulent une boule ensemble,
l'enterrent, creusent un tunnel à côté,
s'accouplent, puis insèrent les oeufs fertilisés
dans la boule. Si un autre mâle apparaît et veut
s'accoupler avec la femelle, les deux mâles
entrechoquent leurs cornes et chacun essaye de
pousser l'autre hors du tunnel. Selon certains
chercheurs, à cause de ces bagarres sexuelles,
certains bousiers sont devenus capables de pousser
plus de mille fois leur propre poids, comme si un
être humain poussait six bus à impériale remplis de
passagers. Ce ne serait pas la première fois qu'un
mâle ferait du sport pour se donner plus de chance
de séduire.
Parmi les bousiers
que je regarde, je ne vois pas de femelle dans les
parages. Peut-être ont-ils déjà procréé. Ou
peut-être sont-ils des célibataires, malheureux en
amour, qui font leurs provisions pour le reste de la
saison sèche, auquel cas la scène que j'observe a
quelque chose de poignant.
Quelle que soit
leur histoire personnelle, je songe que ce que je
vois est sûrement plus qu'une curiosité. Ces animaux
consacrent une énergie phénoménale à façonner et à
enterrer ces grosses boules nutritives d'excrément.
Cette dépense énergétique a un sens pour eux en tant
qu'individus car elle permet la survie de leurs
petits, mais elle a aussi un sens plus large. Car ce
qui nourrit leurs petits nourrit aussi
l'environnement, qui fournit de la nourriture aux
éléphants, qui fournissent les crottes grâce
auxquelles les bébés bousiers – ainsi que bien
d'autres espèces – survivent durant la saison sèche.
En 2008, sur ScarabNet,
le Dung Beetle
Ecology Working Group dressait le bilan de
la littérature scientifique consacrée aux bousiers :
les insectes contribuaient au recyclage des
nutriments, favorisaient la croissance des plantes,
limitaient la prolifération des parasites et
dispersaient les semences. Le travail des bousiers,
ignoré et non rémunéré, pour la régulation des
parasites, l'amélioration des pâturages et la
réduction des gaz à effet de serre fait gagner des
centaines de millions de dollars à l'agriculture
dans le monde.
Il existe des
bousiers sur tous les continents sauf en
Antarctique. Beaucoup non seulement sont adaptés au
travail dans un paysage particulier, mais sont aussi
très sélectif quant aux excréments qu'ils mangent.
Les bousiers d'Australie, par exemple, habitués aux
déjections de marsupiaux, ne s'intéressent pas aux
bouses de vaches. Pendant près de deux siècles après
l'arrivée des premiers colons européens, à mesure
que la bétail se multipliait et couvrait une zone
géographique plus vaste, les problèmes dus aux
mouches à merde et aux mauvaises odeurs ne firent
qu'augmenter. Dans les années 1970, dans le cadre
d'une expérience bien plus réussie que l'importation
malvenue de crapaud-buffles pour éliminer les
parasites de la canne à sucre, une vingtaine
d'espèces de bousiers africains furent sélectionnées
et importées. Les bousiers permirent de résoudre le
problème du fumier et d'améliorer la qualité des
sols. Hélas, l'usage très répandu de pesticides pour
traiter les parasites du bétail, processus qui tue
aussi les bousiers, risque à présent d'anéantir
certains de ces bienfaits.
Comme nous tous,
les bousiers peuvent être classés selon leurs
caractéristiques physiques, leur patrimoine
génétique et leur comportement. Ceux que j'ai vu en
Tanzanie sont des rouleurs : ils forment une boule
de crotte autour de leurs oeufs et les enterrent.
Quand les larves éclosent, elles mangent les
excréments qui les entourent, ce qui signifie que la
merde en question est riche en énergie et en
éléments nutritifs, énergie et nutriments qui,
autrement, risqueraient de s'échapper dans
l'environnement. Toutes les boules de bouse ne sont
pas aussi petites et malléables que celles que j'ai
vues. Les boules façonnées par certains scarabées
indiens ont été prises pour de vieux boulets de
canon en pierre, parce que l'argile dont les
bousiers les avaient recouvertes avait durci. Les
tunneliers enterrent les crottes, et les habitants,
les plus paresseux de la bande, se contentent d'y
vivre. Certaines espèces restent les bras ballants,
regardent leur voisin rouler une grosse boule puis,
lorsqu'il part à la recherche d'autres étrons, elles
la lui volent !
Alors que le débat
se poursuit parmi les coléoptéristes (spécialistes
de ces animaux et de leurs moeurs) sur le détail de
l'évolution des insectes en question, ce qui ne fait
aucun doute, c'est que les scatophages existent
depuit, très, très longtemps. Les premiers scarabées
(Scarabaeoidea), d'où dérivent les bousiers actuels,
semblent être apparus il y a plus de 150 millions
d'années, et les « vrais » bousiers (ceux
qui mangent vraiment de la crotte), il y a environ
40 millions d'années. Les excréments fossilisés, ou
coprolithes, suggèrent que les bousiers ont établi
des relations commensales avec les dinosaures au
Mésozoïque, c'est-à-dire il y a plus de 65 millions
d'années, alors que les continents s'arrachaient
lentement à leur père-mère la Pangée, que chacun
suivait son propre chemin, emportant toute une gamme
d'espèces pour commencer une nouvelle vie ailleurs
sur le globe. Si nous voulons réellement rester
longtemps sur notre planète et préserver un mode de
vie qui ait du sens, même s'il est exigeant, nous
pourrions peut-être demander quelques tuyaux aux
bousiers.
Beaucoup de
scientifiques aiment s'approcher vraiment très près
de la nature, pour se concentrer sur deux ou trois
petites choses àl 'exclusion de tout le reste. Si
vous étudiez la littérature consacrée aux bousiers,
vous constaterez que de 5000 à 7000 espèces,
réparties en douze tribus, y sont mentionnées,
quelques centaines de nouvelles espèces étant
découvertes chaque année. Il existe environ cent
espèce de bousiers qui s'intéressent uniquement aux
crottes d'éléphant. Le problème de ce décompte,
c'est que la nomenclature n'est pas très claire,
certains auteurs utilisant indifféremment les termes
« bousier » et « scarabée ».
Même si tous les
scarabées sont de grands recycleurs, tous les
scarabées ne sont pas des bousiers. Les
scarabaeoidea sont une superfamille, qui inclut des
familles aux noms glorieux comme scarabée des
sables, de pluie, scarabée bourdon ou scarabée
creuseur. On y trouve des fongivores (mangeur de
champignons), des herbivores (mangeurs de plantes),
des nécrophages (mangeurs de cadavres), des
carnivores (mangeurs d'autres animaux), des
saprophages (mangeur de matière organique en
décomposition) et – ceux qui nous intéressent dans
ce livre – des coprophages (mangeurs de merde). Les
espèces de la famille des Scarabacinae sont parfois
désignées comme les « vrais » bousiers,
puisque la plupart d'entre eux se nourrissent
presque exclusivement d'excréments. Les limites
taxinomiques de leurs familles, sous-familles et
tribus ne sont pas toujours très nettes, mais tous
peuvent revendiquer des ancêtres royaux. Les
scarabées étaient révérés, et à juste titre, dans
l'Egypte ancienne – encore un cas, et ils sont
nombreux, de pratique religieuse traditionnelle
contribuant à entretenir d'importantes fonctions
écologiques.
Pour les
Egyptiens, loin de représenter la saleté et
l'ordure, le scarabée était symbole de mort et de
renaissance, de renouveau et de résurrection. Tout
comme le dieu Khépri, qui s'était créé à partir du
néant, faisait rouler le soleil à travers les
ténèbres pour nous le rendre tout neuf chaque matin,
le scarabée roulait sa sphère vers le monde
souterrain puis renaissait, quinze à dix-huit
semaines plus tard. Le nom et le hiéroglyphe
employés pour le scarabée étaient donc « venir
au monde », d'où la célébration de scarabée en
pierres et matériaux précieux, en os et en ivoire,
dans les rites funéraires et dans les films de série
B comme La Momie.
Si la plupart des
touristes venus en Afrique s'intéressent à la
mégafaune charismatique (impalas et éléphants), bien
peu sont attentifs aux créatures beaucoup plus
petites qui concourent à créer le milieu où vivent
ces animaux plus grands et qui assurent leur survie.
Au début de l'évolution humaine, il était
raisonnable de prêter attention aux animaux que vous
pouviez manger ou qui consistuaient une menace pour
vous. Au XXIè siècle, c'est la perte des animaux
qu'on ne voit pas et dont on imagine pas l'usage
immédiat – les bousiers, par exemple – qui pourrait
être pour nous la plus grande menace. L'écotourisme
devrait promouvoir les safaris d'observation des
bousiers.
En regardant les
deux bousiers africains travailler, je songe que ces
animaux sont davantage qu'une curiosité. Par bien
des côtés, ils incarnent une question qui me ronge,
comme une larve de bousier dans sa boule
d'excrément, depuis des décennies que j'enseigne
l'épidémiologie des maladies véhiculées par l'eau et
l'alimentation. Comment et pourquoi l'excrément –
qui est absolument nécessaire au fonctionnement
résilient de notre planète, et qui est en fait la
solution aux mille problèmes biologiques présentés
par l'évolution – est-il devenu, ces derniers
millénaires, un problème à résoudre ? Quand cette
danse à travers le stupéfiant réseau des formes de
vie créant à leur tour d'autres vie a-t-elle été
réduite à une question de traitement durable du
fumier ?
Tous les jours,
d'un bout à l'autre du monde, en mangeant ou en
enterrant ce que les autres considèrent comme des
détritus, les bousiers transforment l'eau en vin,
les ordures contaminées en paysages habitables.
Comme le nain Rumpelstilkin dans le conte de Grimm,
ils font de l'or en filant la paille du fumier. Ils
bouclent la boucle de rétroaction des éléments
nutritifs et de l'énergie, essentiels pour la
résilience et la santé des écosystèmes qui nous
abritent. Pouvons-nous en tirer une leçon ? Est-il
important d'en tirer une leçon ? Ou bien, comme on
dit, chacun sa merde ?...
