Un
petit texte :
« Ses couplets malicieux, pleins d’allusions à
la continence imposée, retentissaient encore à mon oreille,
quand, ayant repris notre navigation, nous débouchâmes
sur un large cours d’eau qui pénétrait dans ce que
l’Adelantado m’annonça comme étant la vraie
Forêt Vierge. Comme l’eau, débordée noyait
d’immenses étendues de terres, certains arbres tordus,
couverts de lianes enfoncées dans le limon, ressemblaient à
des vaisseaux ancrés, tandis que d’autres troncs d’un
rouge mordoré semblaient se prolonger dans la profondeur d’un
mirage, et que ceux de très anciennes forêts mortes, blanchis,
à l’aspect de marbre plus que de bois, émergeaient
tels les hauts obélisques d’une ville ensevelie. Derrière
les espèces identifiables, les palmeraies, les bambous, les anonymes
sarments des rives, venait la végétation luxuriante, entrelacée
dans un fouillis de lianes, d’arbres, de plantes grimpantes, de
crochets, de figuiers sauvages, qui parfois tailladait la peau brune
d’un tapir en quête d’un cours d’eau où
rafraîchir sa trompe. Des centaines de hérons debout sur
leurs pattes enfonçaient le cou entre leurs ailes, étiraient
leur bec au bord des lagunes, à moins qu’un coq-héron
tombé du ciel n’arrondît sa bosse avec mauvaise humeur.
On voyait tout à coup s’iriser de mille couleurs de hautes
branches où s’ébattaient dans une joie bruyante
de jacassants perroquets qui jetaient de violents éclairs sur
l’âcre ténèbre d’en bas où les
espèces étaient engagées dans une lutte millénaire
pour grimper les unes sur les autres, monter, sortir à la lumière,
atteindre le soleil. L’étirement excessif de certains palmiers
émaciés, le bourgeonnement de certains arbres qui n’arrivaient
à dresser tout en haut qu’une feuille après avoir
absorbé la sève de plusieurs troncs, étaient les
diverses phases d’une bataille verticale de tous les instants,
dominée isolément par les arbres les plus grands que j’eusse
jamais vus. Des arbres qui laissaient très bas, comme une gent
rampante, les plantes les plus amincies par l’effet de la pénombre
; des arbres qui s’épanouissaient en plein air, au dessus
de toute lutte, édifiant avec leurs branches des bosquets aériens,
irréels, comme suspendus dans l’espace, d’où
pendaient des mousses transparentes, semblables à des dentelles
déchirées. Parfois, après plusieurs siècles
d’existence, l’un de ces arbres perdait ses feuilles, laissait
ses lichens se détacher, mourir ses orchidées. Ses fibres
vieillissaient, prenaient une consistance de granit rose, et il restait
debout avec ses branches monumentales revêtues d’une silencieuse
nudité, révélant les lois d’une architecture
presque minérale qui avait des symétries, des rythmes,
des équilibres, des cristallisations. Lavé par les pluies,
immobile dans les tempêtes, il demeurait là, encore quelques
siècles, jusqu’à ce qu’un beau jour la foudre
le renversât sur le monde éphémère d’en
bas. Alors le colosse, qui n’était jamais sorti de la préhistoire,
finissait par s’écrouler : il hurlait par tous ses éclats,
jetait ses lambeaux dans toutes les directions, fendu en deux, empli
de charbon et de feu céleste pour mieux briser et brûler
tout ce qui s’étendait à ses pieds. Cent arbres
périssaient dans sa chute, écrasés, renversés,
déracinés, tirant sur des lianes qui dans leur éclatement
étaient projetées vers le ciel telles des cordes d’arcs.
Il gisait finalement sur l’humus millénaire de la forêt
; ses racines, hors de terre, étaient si enchevêtrées,
si vastes, que deux cours d’eau jusque-là étrangers
l’un à l’autre étaient soudain unis par l’extraction
de ces socs profonds qui surgissaient des ténèbres en
écrasant des nids de termites en ouvrant des cratères,
où accouraient, affriolés et crocs en dehors, les lécheurs
de fourmis. »
Alejo
CARPENTIER – Le partage des Eaux.