Un
petit texte (pour fêter la confluence
entre 2006 et 2007!) :
"Ce qui m’étonnait le plus était l’infini
mimétisme de la nature vierge. Ici rien ne répondait à
son aspect ; il se créait un monde d’apparences qui cachait
la réalité, qui remettait en question beaucoup de vérités.
Les caïmans à l’affût dans les bas-fonds de
la forêt inondée, immobiles, la gueule prête, ressemblaient
à des troncs pourris, recouverts d’anatifs ; les lianes
avaient l’air de reptiles, les serpents de lianes, quand leurs
peaux n’avaient pas des nervures de bois précieux, des
ocelles d’ailes de phalène, des écailles d’ananas
ou des anneaux de corail ; les plantes aquatiques formaient le tissu
serré d’un tapis touffu, cachaient l’eau qui coulait
en dessous, prenaient l’aspect d’une végétation
de terre ferme ; les écorces tombées prenaient tout à
coup une consistance de laurier en saumure ; les champignons étaient
des coulées de cuivre, des saupoudrages de soufre, près
de l’aspect trompeur d’un caméléon un peu
trop branche, un peu trop lapis-lazuli, un peu trop plomb strié
d’un jaune intense, lequel simulait à présent des
éclaboussures de soleil tombées à travers des feuilles
qui ne laissaient jamais passer le soleil tout entier. La forêt
vierge était le domaine du mensonge, du piège, du faux-semblant
; tout y était travesti, stratagème, jeu d’apparences,
métamorphose. Domaine du lézard-concombre, de la châtaigne-hérisson,
de la chrysalide-mille-pattes, de la larve à corps de carotte,
du poisson-torpille, qui foudroyait au fond de la vase visqueuse. Lorsqu’on
passait près des berges, la pénombre qui tombait de certaines
voûtes végétales envoyait vers les pirogues des
bouffées de fraîcheur. Mais il suffisait de s’arrêter
quelques secondes pour que le soulagement que l’on ressentait
se transformât en une insupportable démangeaison causée,
eut-on dit, par des insectes. On avait l’impression qu’il
y avait des fleurs partout ; mais les couleurs des fleurs étaient
imitées presque toujours par des feuilles que l’on voyait
sous des aspects divers de maturité ou de décrépitude.
On avait l’impression qu’il y avait des fruits ; mais la
rondeur, la maturité des fruits, étaient imités
par des bulbes qui transpiraient, des velours puants, des vulves de
plantes insectivores semblables à des pensées perlées
de gouttes de sirops, des cactées tachetées qui dressaient
à un empan du sol une tulipe en cire safranée. Et lorsqu’une
orchidée apparaissait, tout en haut, au-dessus des bambous et
des yopos, elle semblait aussi irréelle et inacessible que l’edelweiss
alpestre au bord du plus vertigineux abîme. Mais il y avait aussi
les arbres qui n’étaient pas verts, qui jalonnaient les
bords de massifs couleur amarante, s’incendiaient avec des reflets
jaunes de buisson ardent. Le ciel lui-même mentait parfois quand,
inversant sa hauteur sur le mercure des lagunes, il s’enfonçait
à des profondeurs insondables comme le firmament. Seuls les oiseaux
étaient vrais, grâce à la claire identité
de leur plumage. Les hérons ne trompaient pas, quand leur cou
s’infléchissait en point d’interrogation ; ni quand,
au cri du vigilant coq-héron, ils prenaient leur vol effrayé
dans un frémissement de plumes blanches. Le martin-pêcheur
à bonnet rouge ne trompait pas, si fragile et si petit dans ce
terrible univers, que sa seule présence, de même que la
prodigieuse vibration du colibri, prenait l’allure d’un
miracle. Ils ne mentaient pas non plus, dans le pêle-mêle
éternel des apparences et des simulacres, dans cette prolifération
baroque de lianes, les joyeux singes hurleurs qui scandalisaient tout
à coup le feuillage de leurs espiègleries, de leurs indécences,
de leurs cajoleries de grands enfants à cinq mains. Et par-dessus
tout cela, comme si l’univers stupéfiant d’en bas
n’eût rien été, je découvrais un nouveau
monde de nuages : nuages si différents des nôtres, si caractéristiques,
si oubliés des hommes, engendrés par l’humidité
des forêts immenses, gonflés d’eau comme les premiers
chapitres de la genèse ; nuages qu’on dit d’un marbre
usé, horizontaux à leur base, mais qui élevaient
jusqu’à des hauteurs incroyables leurs formes immobiles,
monumentales, semblables à la glaise où commencent à
se dessiner les contours d’une amphore, aux premiers mouvements
du tour du potier. Ces nuages, rarement unis entre eux, étaient
arrêtés dans l’espace comme construits en plein ciel,
semblables à eux-mêmes depuis les temps immémoriaux
où ils avaient présidé la séparation des
eaux et le mystère des premières confluences."
Alejo
CARPENTIER - Le Partage des Eaux