Le Trochiscanthe nodiflore [TN] n°455 (2015-06)

mardi 10 février 2015

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
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A Vivaldi - La Stravaganza : concerto n°2 - RV 279

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Matin d'hiver
I :
Brume, givre, glace et neige...
Lac de Saint-Point (Haut-Doubs)
lundi 29 décembre 2014







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[numéro 328]

Chamois (une femelle et un jeune) et troupe d'Eterlous - Château de Joux (Haut-Doubs)

Texte : De la Marche - Henry David THOREAU

Musique : L'Horloge - Les Cowboys Fringants

Mardi 31
juillet 2012

[numéro 335]

Famille de Cygnes tuberculés en été - Lac de Saint-Point, Haut-Doubs

Texte : Marcher, une philosophie - Frédéric Gros

Musique : Sonate "Pathétique", partie II (Glenn Gould) - Beethoven

Mardi 18 septembre 2012


Petit texte :

"IV

Les forêts ne sont pas un espace comme les autres. Pour commencer, elles sont cubiques. Leurs arbres vous entourent, vous surplombent, vous pressent de toutes parts. Ils obstruent la vue, vous désorientent, vous plongent dans la confusion. Dans les bois, vous êtes petit, perdu, vulnérable, comme un jeune enfant noyé dans une foule de jambes étrangères. Si vous vous postez dans le désert ou dans une prairie, vous savez que vous êtes au coeur d'une vaste étendue. Parmi les arbres, vous ne faites que la percevoir. La forêt est un immense et morne nulle part. Et elle est vivante.

Il y a donc quelque chose de sinistre dans les bois. Hormis l'idée qu'ils peuvent abriter des bêtes sauvages et des types armés génétiquement déficients, ils exhalent naturellement une atmosphère lugubre – un-je-ne-sais-quoi d'ineffable qui vous donne à chaque pas le sentiment d'aller vers un destin pesant, la profonde conscience que vous n'êtes pas dans votre élément et feriez mieux de rester aux aguets. Même si vous vous dites que c'est ridicule, vous ne pouvez jamais vraiment vous débarrasser de l'impression d'être surveillé. Vous vous exhortez à rester serein – ce n'est qu'une forêt, enfin – mais en vérité vous êtes plus nerveux que Lucky Luke avec un six-coups à la main. A chaque bruit soudain – le craquement d'une branche dans sa chute, le fracas de la fuite d'un cerf -, vous vous retournez, paniqué, et réprimez une prière. Quel que soit le mécanisme dans votre corps qui contrôle l'adrénaline, il n'a jamais été aussi bien rodé à force de rester constamment sur le qui-vive pour envoyer au moment opportun une giclée énergisante depuis vos glandes surrénales. Même endormi, vous êtes montés sur ressort.

Il faut dire que depuis trois cents ans la forêt américaine a été le lieu de toutes les angoisses. L'inestimable et pénible moralisateur Henry Thoreau trouvait quant à lui la nature merveilleuse ; merveilleuse, en effet, tant qu'il pouvait toujours retourner facilement en ville pour acheter des biscuits et de la bière, mais lorsqu'il s'aventura dans de véritables étendues sauvages, au cours d'une visite au mont Katadhin en 1846, il connut l'odeur de la peur. Ce n'était plus le monde domestiqué, peuplé de vergers en friche et de sentiers tachetés de soleil, qui passait pour de l'environnement naturel à Concord, sa banlieue du Massachussetts, mais une terre primitive, inhospitalière, oppressante, « sinistre et barbare... morne et brutale », faite pour « être habitée par des hommes plus proches parents que nous des roches et des animaux sauvages ». L'expérience le laissa, selon les mots d'un de ses biographes, « au bord de l'hystérie ».

Mais même des individus bien plus endurants et plus accoutumés à une nature indomptée que Thoreau furent douchés dans leur enthousiasme par la menace étrange et presque palpable qui émane de la forêt américaine. L'explorateur Daniel Boone, qui, au XVIIIème siècle, non seulement lutta à mains nues contre des ours mais essaya aussi de draguer leurs soeurs, décrivit certains coins du sud des Appalaches comme « si hideux et sauvages qu'il est impossible de les contempler sans effroi ». Lorsque même Boone est mal à l'aise, c'est signe qu'il faut bien regarder où vous mettez les pieds.

Quand les premiers Européens arrivèrent dans le Nouveau Monde, près de 4 millions de kilomètres carrés de forêts recouvraient ce qui allait devenir les Etats-Unis (hors Alaska). Celle de Chattahoochee, que nous étions péniblement en train de traverser avec Katz, appartenait à une immense frondaison ininterrompue qui s'étirait du sud de l'Alabama jusqu'au fin fond du Canada et des côtes de l'Atlantique jusqu'aux prairies du Missouri. Elle a maintenant largement disparu mais ce qu'il en reste est des plus impressionnants. Chattahoochee fait partie d'une étendue boisée de 16 000 kilomètres carrés gérée par l'administration fédérale ; elle remonte jusqu'aux confins des Great Smoky Mountains et s'étend latéralement à travers quatre Etats. Sur une carte des Etats-Unis, c'est une traînée verte insignifiante, mais à pied l'échelle est colossale. Il nous a fallu quatre jours, à Katz et à moi, avant de croiser une route et huit avant d'atteindre une ville.

Nous avons donc marché. Gravi des montagnes, remonté de hautes failles oubliées, longé des crêtes solitaires d'où se révélaient encore d'autres crêtes, franchi des mamelons herbeux, descendu des pentes rocailleuses et sinueuses, traversé des kilomètres et des kilomètres d'une interminable forêt sombre, profonde, silencieuse, sur un sentier tortueux de 45 centimètres de large marqué de rectangles blancs (5 centimètres de haut, 15 de long) jetés à intervalles réguliers sur l'écorce grise des arbres. Marcher, tel était notre lot.

Comparée à la plupart des autres contrées du monde industrialisé, l'Amérique est toujours, dans des proportions remarquables, une terre de forêts. Le tiers des Etats-Unis est bois – et je ne compte toujours pas l'Alaska. Les surfaces construites ne représentent que 2 pour cent du pays. 970 000 kilomètres carrés de forêts américaines appartiennent au gouvernement. La majeure partie – 770 000 kilomètres carrés répartis en 155 parcelles – est administrée par l'office américain des forêts, l'US Forest Service, sous diverses désignations : forêts nationales, prairies nationales, réserves de loisirs nationales. Toutes ces appellations peuvent donner une impression virginale et écologique, mais en réalité beaucoup de territoires placés sous l'autorité du Forest Service sont labellisés « à usages multiples », ce qui permet le développement de nombreuses activités pour le moins dérangeantes – industrie du bois, extraction minière, pétrolière et gazière, stations de ski et autres programmes immobiliers, clubs de motoneige et de tout-terrain – qui semblent curieusement incompatibles avec l'idée de sérénité sylvestre.

Le Forest Service est un organisme tout à fait extraordinaire. Il fut créé il y a un siècle comme une sorte de banque du bois, un conservatoire permanent des essences américaines, à une époque où les gens commençaient à s'inquiéter du taux de réduction alarmant des forêts nationales. Son rôle était d'administrer et de protéger les ressources arboricoles du pays. Il n'était pas question de créer des réserves. Des sociétés privées se voyaient accorder des baux pour extraire du minerai ou couper des arbres, à condition de respecter des règles de mesure et de bon sens.

Telle était l'idée de base. Mais dans les faits le Forest Service s'appliqua surtout à construire des routes. Ce n'est pas une blague. Il y a 604 000 kilomètres d'axes carrossables dans les forêts nationales américaines, ce qui représente huit fois le système autoroutier américain. C'est le plus grand réseau du monde à se trouver sour le contrôle d'une seule entité. Le Forest Service se classe deuxième parmi toutes les institutions gouvernementales de la planète pour le nombre d'ingénieurs des ponts et chaussées qu'il emploie. Dire que ces gars aiment percer des routes est un euphémisme sans commune mesure avec la ferveur de leur dévotion. Montrez-leur une rangée d'arbres n'importe où et ils la regarderont un moment d'un air songeur avant de dire : « vous savez quoi, on pourrait faire une route ici. » L'US Forest Service a pour but avoué de construire 930 000 kilomètres de voies supplémentaires en cinquante ans.

La raison derrière toute cette frénésie bâtisseuse, mis à part le plaisir intense de faire un boucan d'enfer dans les bois avec de grosses machines jaunes, est de permettre aux entreprises forestières privées d'atteindre des bosquets d'arbres restés jusque-là inaccessibles. Sur les 600 000 kilomètres carrés de terrains exploitables, deux tiers sont gardés en stock pour l'avenir. Le tiers restant – à peu près deux fois la superficie de l'Ohio – est ouvert au déboisement. Ainsi, d'énormes trouées peuvent être réalisées, comme par exemple les 85 hectares de séquoias millénaires de la forêt nationale d'Umpqua, dans l'Orégon.

En 1987, le Forest Service annonça avec désinvolture qu'il laisserait des compagnies privées de l'industrie du bois décimer chaque année des centaines d'hectares dans la vénérable et verdoyante forêt nationale de Pisgah, juste à côté du Great Smoky Mountains National Park, et que 80 pour cent de ces abattages relèveraient d'un « forestage scientifique » : des coupes pures et simples qui non seulement sont un outrage brutal à la beauté du paysage mais favorisent d'énormes et irrépressibles écoulements pluviaux, lessivent les sols, les dépouillent de leurs nutriments et bouleversent les écosystèmes situés en aval, parfois sur des kilomètres. Ce n'est pas de la science : c'est du viol.

Et pourtant, le Forest Service continue laborieusement de grignoter du terrain. A la fin des années 1980 – c'est tellement hallucinant que j'en ai presque le souffle coupé -, il était le seul acteur significatif de l'industrie américaine du bois à abattre plus vite qu'il ne replantait. En outre, il accomplissait son oeuvre avec la plus somptueuse inefficacité – 80 pour cent des licences d'exploitation qu'il accordait étaient déficitaires, et parfois dans de larges proportions. Selon l'association de protection de la nature Wilderness Society, il a perdu entre 1989 et 1997 près de 2 milliards de dollars. C'est tellement démoralisant que je pense que nous allons en rester là pour revenir à nos deux héros solitaires progressant péniblement dans le monde perdu de Chattahoochee..."

Bill BRYSON - Promenons-nous dans les bois



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