Le Trochiscanthe nodiflore [TN] n°445 (2014-46)

mardi 2 décembre 2014

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
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Noces funèbres - Film de Tim Burton

(deux extraits musicaux...)

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Variations :
lumière et végétation
en Automne
Haut-Doubs
septembre et octobre 2014










Petit texte :

"Quel homme n’a jamais transgressé Ta Loi, dis ?

Une vie sans péché, quel goût a-t-elle, dis ?

Si Tu punis le mal que j’ai fait par le mal,

Quelle est la différence entre Toi et moi, dis ?


Omar Khayyam.


I

Parfois, à Samarcande, au soir d'une journée lente et morne, des citadins désoeuvrés viennent rôder dans l'impasse des deux tavernes, près du marché aux poivres, non pour goûter au vin musqué de Soghdiane, mais pour épier allées et venues, ou prendre à partie quelque buveur éméché. L'homme est alors traîné dans la poussière, arrosé d'insultes, voué à un enfer dont le feu lui rappellera jusqu'à la fin des siècles le rougeoiement du vin tentateur.

C’est d’un tel incident que va naître le manuscrit des Robaïyat, en l’été 1072. Omar Khayyam a vingt-quatre ans, il est depuis peu à Samarcande. Se rend-il à la taverne, ce soir-là, ou est-ce le hasard des flâneries qui le porte ? Frais plaisir d’arpenter une ville inconnue, les yeux ouverts aux mille touches de la journée finissante : rue du Champ-de-Rhubarbe, un garçonnet détale, pieds nus sur les larges pavés, serrant contre son cou une pomme volée à quelque étalage ; bazar des drapiers, à l’intérieur d’une échoppe surélevée, une partie de nard se dispute encore à la lumière d’une lampe à huile, deux dés jetés, un juron, un rire étouffé ; arcade des cordiers, un muletier s’arrête près d’une fontaine, laisse couler l’eau fraîche dans le creux de ses paumes jointes, puis se penche, lèvres tendues, comme pour baiser le front d’un enfant endormi ; désaltéré, il passe ses paumes mouillées sur son visage, marmonne un remerciement, ramasse une pastèque évidée, la remplit d’eau, la porte à sa bête afin qu’elle puisse boire à son tour.

Place des marchands de fumée, une femme enceinte aborde Khayyam. Voile retroussé, elle a quinze ans à peine. Sans un mot, sans un sourire sur ses lèvres ingénues, elle lui dérobe des mains une pincée d’amandes grillées qu’il venait d’acheter. Le promeneur ne s’en étonne pas, c’est une croyance ancienne à Samarcande : lorsqu’une future mère rencontre dans la rue un étranger qui lui plaît, elle doit oser partager sa nourriture, ainsi l’enfant sera aussi beau que lui, avec la même silhouette élancée, les mêmes traits nobles et réguliers.

Omar s’attarde à mâcher fièrement les amandes restantes en regardant s’éloigner l’inconnue. Quand une clameur parvient jusqu’à lui, l’incite à se hâter. Bientôt il se retrouve au milieu d’une foule déchaînée. Un vieillard aux longs membres squelettiques est déjà à terre, tête nue, cheveux blancs épars sur un crâne tanné ; de rage, de frayeur, ses cris ne sont plus qu’un sanglot prolongé. Ses yeux supplient le nouveau venu.

Autour du malheureux, une vingtaine d’individus, barbes brandies, gourdins vengeurs, et, à distance, un cercle de spectateurs réjouis. L’un d’eux, constatant la mine scandalisée de Khayyam, lui lance du ton le plus rassurant : « Ce n’est rien, ce n’est que Jaber-le-Long ! » Omar sursaute, un frisson de honte lui traverse la gorge, il murmure : « Jaber, le compagnon d’Abou-Ali ! »

Un surnom des plus communs, Abou-Ali. Mais lorsqu’un lettré, à Boukhara, à Cordoue, à Balkh ou à Baghdad, le mentionne ainsi sur un ton de familière déférence, aucune confusion n’est possible sur le personnage : il s’agit d’Abou-Ali Ibn-Sina, célèbre en Occident sous le nom d’Avicenne. Omar ne l’a pas connu, il est né onze ans après sa mort, mais il le vénère comme le maître indisputé de sa génération, le détenteur de toutes les siences, l’apôtre de la Raison.

Khayyam à nouveau murmure : « Jaber, le disciple préféré d’Abou-Ali ! » Car, s’il l’aperçoit pour la première fois, il n’ignore rien de son destin affligeant et exemplaire. Avicenne voyait en lui le continuateur de sa médecine comme de sa métaphysique, il admirait la puissance de ses arguments ; il lui reprochait seulement de professer trop haut et trop brutalement ses idées. Ce défaut avait valu à Jaber plusieurs séjours en prison et trois flagellations publiques, la dernière sur la Grand-Place de Samarcande, cent cinquante coups de nerf de bœuf en présence de tous ses proches. Il ne s’était jamais remis de cette humiliation. À quel moment avait-il basculé de la témérité dans la démence ? Sans doute à la mort de sa femme. On le vit désormais errer en haillons, titubant, braillant d’impies insanités. À ses trousses, des meutes de gamins en rire tapaient des mains, lui jetaient des pierres pointues qui le blessaient jusqu’aux larmes.

Tout en observant la scène, Omar ne peut s’empêcher de songer : « Si je n’y prends garde, je serai un jour cette loque. » Ce n’est pas tant l’ivrognerie qu’il craint, il sait qu’il ne s’y abandonnera pas, le vin et lui ont appris à se respecter, jamais l’un d’eux ne répandrait l’autre sur le sol. Ce qu’il redoute plus que tout, c’est la multitude, et qu’elle abatte en lui le mur de la respectabilité. Il se sent menacé par le spectacle de cet homme déchu, envahi, il voudrait se détourner, s’éloigner. Mais il sait qu’il n’abandonnera pas à la foule un compagnon d’Avicenne. Il fait trois lents pas, dignes, affecte l’air le plus détaché pour dire, d’une voix ferme, accompagnée d’un geste souverain :

Laissez partir cet infortuné !

Le meneur de la bande est alors penché sur Jaber ; il se redresse, vient se planter lourdement devant l’intrus. Une profonde balafre lui traverse la barbe, de l’oreille droite jusqu’au bout du menton, et c’est ce côté-là, ce côté creusé, qu’il tend vers son interlocuteur en prononçant comme une sentence :

Cet homme est un ivrogne, un mécréant, un filassouf !

Il a sifflé ce dernier mot comme une imprécation.

Nous ne voulons plus aucun filassouf à Samarcande !

Un murmure d’approbation dans la foule. Pour ces gens, le terme de « philosophe » désigne toute personne qui s’intéresse de trop près aux sciences profanes des Grecs, et plus généralement à tout ce qui n’est pas religion ou littérature. Malgré son jeune âge, Omar Khayyam est déjà un éminent filassouf, un bien plus gros gibier que ce malheureux Jaber.

Assurément, le balafré ne l’a pas reconnu puisqu’il se détourne de lui, se penche à nouveau sur le vieillard, désormais muet, le saisit par les cheveux, lui secoue la tête trois, quatre fois, fait mine de vouloir la fracasser contre le mur le plus proche, puis lâche subitement prise. Quoique brutal, le geste demeure retenu, comme si l’homme, tout en montrant sa détermination, hésitait à aller jusqu’à l’homicide. Khayyam choisit ce moment pour s’entremettre à nouveau.

Laisse donc ce vieillard, c’est un veuf, un malade, un aliéné, ne vois-tu pas qu’il peut à peine remuer les lèvres ?

Le meneur se relève d’un bond, s’avance vers Khayyam, lui pointe le doigt jusque dans la barbe :

Toi qui sembles si bien le connaître, qui es-tu donc ? Tu n’es pas de Samarcande ! Personne ne t’a jamais vu dans cette ville !

Omar écarte la main de son interlocuteur avec condescendance, mais sans brusquerie, pour le tenir en respect sans lui fournir le prétexte d’une bagarre. L’homme recule d’un pas, mais insiste :

Quel est ton nom, étranger ?

Khayyam hésite à se livrer, cherche un subterfuge, lève les yeux au ciel où un nuage léger vient de voiler le croissant de lune. Un silence, un soupir. S’oublier dans la contemplation, nommer une à une les étoiles, être loin, à l’abri des foules !

Déjà la bande l’entoure, quelques mains le frôlent, il se ressaisit.

Je suis Omar, fils d’Ibrahim de Nichapour. Et toi, qui es-tu ?

Question de pure forme, l’homme n’a nullement l’intention de se présenter. Il est dans sa ville et c’est lui l’inquisiteur. Plus tard, Omar connaîtra son surnom, on l’appelle l’Étudiant-Balafré. Un gourdin à la main, une citation à la bouche, demain il fera trembler Samarcande. Pour l’heure, son influence ne s’exerce pas au-delà de ces jeunes qui l’entourent, attentifs au moindre mot de lui, au moindre signe.

Dans ses yeux, une lueur soudaine. Il se retourne vers ses acolytes. Puis triomphalement vers la foule. Il s’écrie :

Par Dieu, comment ai-je pu ne pas reconnaître Omar, fils d’Ibrahim Khayyam de Nichapour ? Omar, l’étoile du Khorassan, le génie de la Perse et des deux Iraks, le prince des philosophes !

Il mime une profonde courbette, fait voltiger ses doigts des deux côtés de son turban, s’attirant immanquablement les gros rires des badauds.

Comment ai-je pu ne pas reconnaître celui qui a composé ce robaï si plein de piété et de dévotion :

Tu viens de briser ma cruche de vin, Seigneur.

Tu m’as barré la route du plaisir, Seigneur.

Sur le sol Tu as répandu mon vin grenat.

Dieu me pardonne, serais-Tu ivre, Seigneur ?

Khayyam écoute, indigné, inquiet. Une telle provocation est un appel au meurtre, sur-le-champ. Sans perdre une seconde, il lance sa réponse à voix haute et claire, afin qu’aucune personne dans la foule ne se laisse abuser :

Ce quatrain, je l’entends de ta bouche pour la première fois, inconnu. Mais voici un robaï que j’ai réellement composé :

Rien, ils ne savent rien, ne veulent rien savoir.

Vois-tu ces ignorants, ils dominent le monde.

Si tu n’es pas des leurs, ils t’appellent incroyant.

Néglige-les, Khayyam, suis ton propre chemin.

Omar a sans doute eu tort d’accompagner son « vois-tu » d’un geste méprisant en direction de ses adversaires. Des mains se tendent, le tirent par la robe qui commence à se déchirer. Il chancelle. Son dos heurte un genou, puis le plat d’une dalle. Écrasé sous la meute, il ne daigne pas se débattre, il est résigné à laisser dépecer son habit et mettre son corps en lambeaux, il s’abandonne déjà au mol engourdissement de la victime immolée, il ne sent rien, il n’entend rien, il est enfermé en lui-même, muraille aux nues et portails clos.

Et il contemple comme des intrus les dix hommes armés qui viennent interrompre le sacrifice. Ils arborent, sur leurs bonnets de feutre, l’insigne vert pâle des ahdath, la milice urbaine de Samarcande. Dès qu’ils les ont vus, les agresseurs se sont écartés de Khayyam ; mais, pour justifier leur conduite, ils se sont mis à hurler, prenant la foule à témoin :

Alchimiste ! Alchimiste !

Aux yeux des autorités, être philosophe n’est pas un crime, pratiquer l’alchimie est passible de mort.

Alchimiste ! Cet étranger est un alchimiste !

Mais le chef de patrouille n’a pas l’intention d’argumenter.

Si cet homme est réellement un alchimiste, décide-t-il, c’est au grand juge Abou-Taher qu’il convient de le conduire.

Tandis que Jaber-le-Long, oublié de tous, rampe vers la taverne la plus proche et s’y faufile, se promettant de ne plus jamais s’aventurer au-dehors, Omar parvient à se relever sans le secours de quiconque. Il marche droit, en silence ; sa moue hautaine couvre comme d’un voile pudique ses vêtements en pièces et son visage en sang. Devant lui, des miliciens munis de torches ouvrent le passage. Derrière lui viennent ses agresseurs, puis le cortège des badauds.

Omar ne les voit pas, ne les entend pas. Pour lui, les rues sont désertes, la Terre est sans bruits, le ciel est sans nuages, et Samarcande est toujours ce lieu de rêve qu’il a découvert quelques jours plus tôt.

Il y est arrivé après trois semaines de route et, sans prendre le moindre repos, a décidé de suivre au geste près les conseils des voyageurs des temps passés. Montez, invitent-ils, sur la terrasse du Kuhandiz, la vieille citadelle, promenez amplement votre regard, vous ne rencontrerez qu’eaux et verdure, carrés fleuris et cyprès taillés par les plus subtils des jardiniers, en forme de bœufs, d’éléphants, de chameaux baraqués, de panthères qui s’affrontent et semblent prêtes à bondir. En effet, à l’intérieur même de l’enceinte, de la porte du Monastère, à l’ouest, jusqu’à la porte de la Chine, Omar n’a vu que vergers denses et ruisseaux vifs. Puis, çà et là, l’élancement d’un minaret de brique, une coupole ciselée d’ombre, la blancheur d’un mur de belvédère. Et, au bord d’une mare, couvée par les saules pleureurs, une baigneuse nue qui étalait sa chevelure au vent brûlant.

N’est-ce pas cette vision de paradis qu’a voulu évoquer le peintre anonyme qui, bien plus tard, a entrepris d’illustrer le manuscrit des Robaïyat ? N’est-ce pas celle-ci encore qu’Omar garde à l’esprit tandis qu’on le mène vers le quartier d’Asfizar où réside Abou-Taher, le cadi des cadis de Samarcande ? En lui-même, il ne cesse de répéter : "Je ne haïrai pas cette ville. Même si ma baigneuse n’est qu’un mirage. Même si la réalité a le visage du balafré. Même si cette nuit fraîche devait être pour moi la dernière. "...

Amin MAALOUF - Samarcande



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