Petit
texte :
"Ravi, éveillé
Cette batture, à
la naissance de l'estuaire, serait-elle pour moi
aussi envoûtante sans la présence des grandes Oies
des neiges, qui chaque année, d'avril à la fin de
mai, viennent y faire halte avant de repartir pour
la Terre de Baffin ? Ici, juste devant le chalet,
est le lieu des contemplations portées par
l'incessant jargon des oiseaux blancs. Lieu fertile
aussi en spectacles singuliers : le paysage tout à
coup s'anime d'une vie étrange, la seule à pouvoir
vraiment combler l'écouteur de nature, et parfois
même le ravir, au sens premier du terme.
J'étais donc
l'autre jour assi devant la grande fenêtre. Sur
toute l'étendue du marécage, une confrérie de
plusieurs milliers d'oies sauvages participaient à
leur festin de scirpe, les unes enfouissant la tête
entière dans la vase pour rompre les racines, les
autres jacassant et déambulant en se dandinant,
pendant qu'à leurs postes, en périphérie, les
sentinelles, immobiles, l'oeil prompt, montaient la
garde.
Un monomoteur, sur
ces entrefaites, déboucha de la pointe de la Croix
et survola le fleuve à moyenne altitude. D'un seul
mouvement les oies déployèrent leurs ailes, créant
sur l'air une pression qui me secoua. Elles se
réunirent en aboyant, tournèrent devant le chalet,
lumineuses et bruissantes, et se déplacèrent vers le
fond de l'anse où elles se posèrent pour continuer
leurs ripailles. Le spectacle déjà avait tout pour
émouvoir les moins sensibles, mais ce qui se passa
sur la rive opposée, au pied du Cap Tourmente, vers
le nord, se fixa dans ma mémoire. Je vis la grève
entière, qui était blanche sur plusieurs kilomètres,
se détacher d'une seule masse, s'élever à hauteur
d'arbres, devenir un tapis vibrant qui ondulait.
L'immense tissu tourna un moment au-dessus du
fleuve, s'allongea, resplendit sous le soleil, puis
vint reprendre son état placide de plage
étincelante.
Vues de loin, les
oies sauvages sont de la neige ; le passage d'un
avion les fait toujours poudroyer.
On n'a pas idée
des surprises que nous résevent une volée de grandes
oies. N'avais-je pas été, quelques semaines plus
tôt, le témoin d'un des plus étranges spectacles
offerts à un Nord-Américain émergeant de l'hiver ?
C'était un
après-midi d'avril entre soleil et grisaille. Je
roulais sur le boulevard Laurier, à Sainte-Foy, près
de Québec, en direction de l'ouest. Au plus loin,
l'horizon se mit à bouger puis à onduler. Un fin
nuage noir s'approchait en s'étirant, en se
balançant, en variant sa forme. Ce nuage tout à coup
hésita. Au lieu de filer vers les Laurentides comme
il semblait s'y préparer, il modifia son cap,
changea d'apparence, allongea son dessin et revint
vers le fleuve en suivant un moment le tracé du
boulevard. Le feu de circulation passa au rouge,
m'octroyant une minute de contemplation parfaite. Je
vis alors ce nuage se décomposer, s'effilocher en
une succession de bandes superposées et révéler
enfin sa véritable nature. Ces lignes étaient
formées de dizaines de milliers d'Oies des neiges en
migration, offrant ainsi, sur l'écran d'un ciel
urbain, une féérie inoubliable.
La vue des grands
migrateurs a toujours eu sur moi un curieux effet :
elle me déleste tout soudain de mon poids et me fait
partir vers les hauteurs. Ai-je raison de grimper si
haut ? Les oiseaux, me dira-t-on, ne hantent quand
même pas des régions situées au-delà des nuages. En
est-on si assuré ? Je me vois donc forcé de révéler
ici ce dont m'a fait part l'un des plus renommés
parmi les spécialistes des oies blanches, à l'époque
où je travaillais dans un bureau voisin du sien. En
avril 1979, ce biologiste reçut la visite d'un
collègue anglais qui lui raconta l'histoire
suivante.
Un mois plus tôt,
la DCA britannique avait reçu une alerte aérienne,
le radar ayant détecté à neuf mille mètres la
présence d'un objet volant non identifié. Des avions
chasseurs décollèrent sans tarder et filèrent en
direction de la présence suspecte. Parvenus à
vingt-neuf mille pieds, les pilotes n'en crurent pas
leurs yeux : au lieu d'un aéronef ils aperçurent un
volier de Cygnes de Bewick qui, en formation de vol
en V, se dirigeaient vers le nord-ouest,
c'est-à-dire en direction de l'Islande. Les pilotes
enregistrèrent la température à cette altitude :
moins vingt-neuf degrés Celsius. Ils en profitèrent
pour noter les conditions de vent. De retour à leur
base, ils ajoutèrent à leur rapport l'observation
suivante : les oiseaux ne battaient presque pas des
ailes ; ils avaient l'air de planer et pourtant ils
avançaient à bonne allure.
Je posai au
docteur la question qui me brûlait : « Pourquoi
les cygnes volaient-ils si haut ? » La réponse
fut à peu près celle-ci : l'oiseau est prêt à de
grands efforts pour gagner quelques avantages de
vol, fût-il minime. En montant à cet altitude, les
cygnes savaient que là soufflaient de grands vents
capables de les porter jusqu'à leur site de
nidification situé en Islande. On sait maintenant
que ces oiseaux ne sont pas seulement poussés par le
vent ; ils s'installent sur lui en quelque sorte et
se laissent porter.
Autre fait à peine
croyable : à neuf mille mètres, les larges voyageurs
pouvaient en survolant les îles Britanniques deviner
au loin les côtes islandaises. Ils réglaient du même
coup leurs problèmes de direction et de navigation.
Je n'attendis pas
l'avis de l'homme de science pour établir une
parenté entre le vol des cygnes et celui des Grandes
Oies des neiges. Quand elles quittent la batture aux
rigolets – et tout l'estuaire du Saint-Laurent –
autour du 23 mai en direction de l'Arctique, sans
doute vont-elles, elles aussi, glisser sur les
couches supérieures de l'air. Peut-être même
dorment-elles un peu là-haut, couchées sur les hauts
vents, pour ne s'éveiller qu'à l'approche de leur
but."
