Un
petit texte :
« Subitement, il fit très froid. Antonio sentit que sa
lèvre gelait. Il renifla. Le vent sonna plus profond ; sa voix
s’abaissait puis montait. Des arbres parlèrent ; au-dessus
des arbres le vent passa en ronflant sourdement. Il y avait des moments
de grand silence, puis les chênes parlaient, puis les saules,
puis les aulnes ; les peupliers sifflaient de gauche et de droite comme
des queues de chevaux, puis tout d’un coup ils se taisaient tous.
Alors la nuit gémissait tout doucement au fond du silence. Il
faisait un froid serré. Sur tout le pourtour des montagnes, le
ciel se déchira. Le dôme de nuit monta en haut du ciel
avec trois étoiles grosses comme des yeux de chat et toutes clignotantes.
Une colline de l’est sortit de l’ombre. Son arête
noire ondulée par son poids d’arbres se découpait
sur une lueur couleur de paille. Au sud, un forêt gronda, puis
elle émergea lentement de la nuit avec son dos pelucheux. Un
frémissement de lumière grise coula sur la cime des arbres
depuis le fond du val jusqu’aux abords du grand pic où
la forêt finissait. On l’entendait là-haut battre
contre le rocher. Le rocher s’éclaira. Il n’y avait
pas de lumière dans le ciel, seulement là-bas vers l’est
une blessure violette pleine de nuages. La lumière venait de
la colline. Sortie la première de la nuit, noire comme une charbonnière,
elle lançait une lumière douce vers le ciel plat ; la
lumière retombait sur la terre avec un petit gémissement,
elle sautait vers le rocher, il la lançait sur des collines rondes
qui , tout de suite, sortaient de la nuit avec leurs dos forestiers.
L’ombre coulait entre les bosquets et les coteaux, dans les vallons,
le long des talus, derrière le grillage des lisières.
Un choucas cria. L’ombre portait les montagnes et les collines
comme de larges îles d’un vert profond, sans reflets, noircies
par la couleur de cet océan qui, d’instant en instant,
se desséchait, descendait le long de leurs énormes racines
de terre, découvrant des forêts, des pâtures, des
labours, des fermes, descendant de plus en plus bas jusqu’à
leur vaste assise contre laquelle le fleuve ondulait comme une herbe
d’argent. Des vols de rousseroles et de verdiers se mêlèrent
au-dessus des aulnes avec leurs deux cris alternés comme les
cris d’un chariot qui danse dans les ornières. La nuit
bleuissait. Il n’y avait plus qu’une étoile rousse.
Le vent s’arrêta. Les oiseaux s’abattirent dans les
arbres. Les chênaies émergèrent. Le jour coula d’un
seul coup très vite sur le fleuve jusqu’au loin des eaux.
Les monts s’allumèrent. Les collines soudain embrasées
ouvrirent leur danse ronde autour des champs et le soleil rouge sauta
dans le ciel avec un hennissement de cheval.
- Le jour, dit Matelot. »
Le
Chant du Monde - Jean GIONO