Le Trochiscanthe nodiflore [TN] n°406 (2014-07)

Mardi 25 février 2014

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
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  Swedish House Mafia -
Greyhound

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Une Pub pour changer un peu...

Pour info :

Greyhound = Lévrier
swedish = suédois


A consommer avec modération...



Proies et Prédateur
La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs)
  jeudi 6 février 2014

Chemin enneigé

Devant le Château de Joux


Reste de Brume

Alisier

Frênes

Châtons de Noisetier

Chevreuils

Ils m'ont entendu...

Chevrette et Brocard
à travers les branches...
<image recadrée>

Avant de rentrer en forêt...
<image recadrée>

Traces du Lynx, dans la neige
Il est passé la nuit précédente !

Chamois femelle et cabri



Chamois mâle,
au repos

Repos

Dans l'ombre

Descente

Genèvrier

Sapin

Grumes



Petit texte :

"Aujourd’hui, il s’est passé une chose totalement imprévue.

Il faisait un temps d’automne froid et limpide, et à midi j’ai fait mon petit tour au cimetière. Le Forestier était là sur le banc, il m’a reluquée d’un air morose, comme si je lui faisais subir une violation de domicile dans son cimetière personnel. Il avait déjà dû accomplir ses gestes rituels d’horticulteur, parce que ses mains étaient pleines de terre. Je me demande pourquoi il n’a que trois doigts.

Je pris place sur le banc et je commençai à penser aux enfants qu’on aurait eus, Örjan et moi. Örjan aurait profité de la moitié du congé parental et il aurait été imbattable en couches hypoallergéniques et en porte-bébés ergonomiques. Il aurait fait des séances de piscine avec le pitchoun.

Nous sommes restés mariés cinq ans et pendant ce temps nous ne nous sommes pratiquement jamais disputés. Des paroles un peu sèches de temps à autre, une rebuffade par-ci, une moue de mépris par-là, toujours de ma part, mais sans que ça ne dégénère, jamais.

Ce n’était pas grâce à moi. Örjan ne se disputait avec personne. Il expliquait aimablement et inlassablement son point de vue jusqu’à ce qu’on baisse pavillon par pur épuisement.

Il est arrivé une fois ou deux que toute cette douceur me fasse perdre le contrôle et que je me conduise comme un enfant – coups de pied dans les meubles, sorties bruyantes, portes claquées. Il faisait toujours celui qui ne remarque rien, et je n’insistais jamais, ça aurait fait mauvais genre et j’aurais eu l’impression de lui céder des points.

Une fois, j’ai froissé son journal, page par page, et je l’ai bombardé avec les boules de papier. Nous avions consacré la moitié du samedi à ce journal – des articles de fond dont il convenait de débattre, des événements culturels à noter même s’ils se déroulaient à trois cents kilomètres, il fallait rire des déboires d’Ernie et prévoir un petit dîner du samedi soir exotique avec des tomates séchées au soleil. J’ai eu la sensation que la vraie vie me passait sous le nez, elle passait en trombe devant la fenêtre pendant que nous lisions, et j’ai happé le journal pour prendre l’offensive. Alors ses yeux marron sont devenus tellement tristes que je n’avais plus que deux choix : lui flanquer une beigne ou me mettre à pleurer.

J’ai pleuré, évidemment, de rage. Parce que ce qui m’agaçait le plus, c’est qu’en général c’était lui qui enfilait ses bottes vertes et partait rejoindre le monde réel avec les jumelles en bandoulière avant même que j’aie lu la moitié du journal. « Tu mets toujours des jumelles entre la réalité et toi », ai-je reniflé, me sentant terriblement incomprise, de tout le monde, y compris de moi-même.

Quelques jours plus tard, il me glissa, de but en blanc, un article sur les tensions prémenstruelles en me tapotant gentiment la main. Ma première réaction fut d’en faire une boule et de la lui lancer à la figure, mais le temps que je passe à l’attaque, il avait déjà enfourché son VTT dans la cour, et était parti.

Au début, j’étais amoureuse de lui. J’écrivais des lettres d’amour en hexamètres qui le faisaient sourire. Je grimpais dans les arbres, sur des branches frêles pour photographier des nids d’oiseaux pour lui et j’entrais dans l’eau glacée des ruisseaux et laissais des sangsues se fixer sur mes jambes quand il en avait besoin pour ses recherches.

Peut-être parce qu’il était tellement beau. Un teint chaud et hâlé, un grand corps harmonieux, de magnifiques mains musclées qui étaient toujours occupées à quelque chose. Ça me plaisait que d’autres femmes le regardent, pour ensuite hoqueter de surprise en voyant ma personne délavée à ses côtés. (Eh oui ! Je l’ai péché toute seule, ce gaillard, que ça te serve de leçon, ma belle !)

Pure esbroufe. Je n’en sais rien, comment j’ai fait pour « l’avoir ». En général, je n’éveille pas plus d’intérêt auprès des beaux mecs que le dessin d’un papier peint choisi par un responsable de H. L. M.

Mais une fois qu’Örjan m’a eue dans son viseur – je travaillais au service informatique de la bibliothèque et je l’aidais à dénicher des magazines zoologiques en anglais – il sembla méthodiquement se dire que j’étais Sa Femme, la seule qu’il avait l’intention de privilégier désormais. Un peu comme il privilégiait toujours les articles pour la vie au grand air de Fjällräven.

Au début, j’avais le sentiment qu’il me testait, une sorte de vaste sondage des consommateurs. Dans la forêt. Au lit. Au cinéma, et pendant la discussion au café après. Sans la moindre aspérité nulle part. Nos opinions s’accordaient comme deux aiguilles qui tricotent le même pull, et nous contemplions avec ravissement le motif qui apparaissait.

Puis nous nous sommes mariés et nous avons pu souffler un peu. L’examen de maturité était passé, place maintenant à l’étape suivante.

Nous étions au stade des sourires devant la vitrine de Tout pour Bébé quand il s’est tué. Tôt un matin il s’est fait écraser par un camion alors qu’il partait à vélo observer les jeux des grands tétras. Il écoutait une cassette avec des chants d’oiseaux sur son walkman – soit il n’a pas entendu le camion et s’est déporté, soit le conducteur s’est endormi au volant.

La petite pierre sobre au cimetière est tout ce qui reste. Et je suis furieuse contre lui de m’avoir laissée en plan, sans même avoir discuté la chose avec moi au préalable… Maintenant je ne saurai jamais qui il était.

Je sortis mon calepin du fourre-tout. C’est un petit carnet bleu à la couverture rigide avec la photo d’un voilier sur une mer bleue. J’écrivis :

Evidemment que les bords de la plaie luttent pour se refermer et que l'horloge voudrait qu’on la remonte

Je sais pertinemment que ce n’est pas de la Poésie que j’écris. J’essaie simplement de saisir l’existence en images. Je le fais pratiquement tous les jours, un peu comme d’autres dressent des listes de choses à faire pour agencer leur quotidien. Personne n’aura jamais à lire mes vers – pas plus que je ne raconte mes rêves aux gens. À chacun sa méthode pour appréhender la vie.

Le Forestier me lorgna un peu timidement. Vas-y, rince-toi l’oeil, pensai-je, tu n’as qu’à te dire que je suis une ménagère méticuleuse qui prépare le budget de la semaine.

Juste au moment où je remettais le capuchon de mon stylo-plume (j’ai réussi à en trouver un – la versification se fait de préférence à la plume), une maman et sa petite fille de trois, quatre ans, un arrosoir à la main, se sont arrêtées devant la tombe voisine de celle du Forestier. L’arrosoir était rose vif et brillant, il avait l’air tout neuf, et la petite le portait comme s’il s’agissait des joyaux de la couronne.

Sa maman a commencé à s’affairer avec des vases et des fleurs, alors que la petite fille sautillait parmi les tombes et jouait avec son arrosoir. Soudain elle s’est plaqué la main sur la bouche, l’air effaré et les yeux ronds comme des billes :

Oh maman ! J’ai arrosé le panneau ! Maintenant Papi va encore se mettre en pétard !

J’ai senti les coins de ma bouche s’étirer vers le haut et j’ai jeté un oeil sur le Forestier. Et juste à cet instant, il m’a regardée.

Lui aussi souriait. Et…

Impossible de décrire ce sourire-là sans plonger dans le monde merveilleux des vieux standards de bal musette.

Dedans, il y avait du soleil, des fraises des bois, des gazouillis d’oiseaux et des reflets sur un lac de montagne. Le Forestier me l’adressait, confiant et fier comme un enfant qui tend un cadeau d’anniversaire

dans un paquet malmené. Ma bouche est restée étirée jusqu’aux oreilles. Et un arc de lumière a surgi entre nous, j’en mets ma tête à couper encore aujourd’hui – un de ces arcs bleus que mon prof de physique produisait avec une sorte d’appareil. Il s’est écoulé trois heures, ou trois secondes.

Puis chacun de nous a tourné la tête pour regarder droit devant, tous les deux en même temps, comme tirés par une même ficelle. Des nuages sont venus voiler le soleil, et derrière mes paupières fermées je me suis fait une rediffusion en boucle et au ralenti de son sourire.

Si Märta, ma meilleure et sans doute seule amie, m’avait parlé d’un sourire comme celui que nous venions d’échanger, le Forestier et moi, je me serais dit que c’était là encore une expression de sa fabuleuse faculté d’embellir la réalité.

Je le lui envie, ce don. Pour ma part, j’ai plutôt tendance à me dire, quand un bébé sourit, que c’est un réflexe. Une étoile qui file n’est sans doute qu’un satellite télé naufragé, le chant des oiseaux est rempli de menaces envers les intrus, et Jésus n’a probablement jamais existé, en tout cas pas à cet endroit et à cette époque.

« Amour » est le besoin de variation génétique de notre espèce, sinon il suffirait qu’il y ait des femelles qui se multiplient par parthénogenèse.

Bien sûr que je suis au courant des forces incroyables qui s’agitent entre les hommes et les femmes.

L’ovule baigne là dans notre ventre, et tout ce qu’il veut, c’est être fécondé par un spermatozoïde convenable. Dès qu’il y en a un qui approche, la machinerie hoquète et se met en branle.

Mais je n’étais pas préparée à ce que l’enveloppe du spermatozoïde ait un tel sourire ! L’ovule se mit à frétiller en moi, à bondir, à clapoter, à faire des sauts périlleux et à envoyer des signaux : « Par ici ! Par ici ! »

J’eus envie de lui crier : « Assis, pas bouger ! »

Je détournai la tête du Forestier et jetai un regard discret sur sa main posée sur le banc. Il n’arrêtait pas de tripoter un porte-clés Volvo avec ses trois doigts.

À la place de l’annulaire et de l’auriculaire, il n’y avait que les jointures de l’articulation. Ses mains étaient encrassées de terre et peut-être de fuel, et les veines sur le dos de la main étaient gonflées.

L’envie me prit de renifler ses mains et de frôler les jointures avec mes lèvres.

Bon sang, il fallait que je me sauve d’ici ! C’est ça qui arrive quand une femme adulte vit sans homme pendant quelque temps ?

D’un bond, je me suis levée, j’ai attrapé mon fourre-tout et je me suis mise à courir tout droit vers les grilles, en sautant par-dessus les pierres et les bordures..."

 Katarina MAZETTI - Le mec de la tombe d'à côté
(encore un auteur suédois !)




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