Des
petits textes :
"La
malaria n'est pas plus dangereuse qu'une mauvaise grippe ; le premier
médecin venu vous le confirmera. Tout de même, elle profite
de l'idée qu'on s'en faisait. Elle rend trembleur, faible, et désireux
que les choses vous soient extrêmement facilitées. On ne
songe qu'à dormir, et le lit est bon. Mais voilà, il y a
les mouches !
J'aurai longtemps vécu sans savoir grand-chose
de la haine. Aujourd'hui j'ai la haine des mouches. Y
penser seulement me met les larmes aux yeux. Une vie entièrement
consacrée à leur nuire m'apparaîtrait comme un très
beau destin. Aux mouches d'Asie s'entend, car, qui n'a pas quitté
l'Europe n'a pas voix au chapitre. La mouche d'Europe s'en tient aux vitres,
au sirop, à l'ombre des corridors. Parfois même elle s'égare
sur une fleur. Elle n'est plus que l'ombre d'elle-même, exorcisée,
autant dire innocente. Celle d'Asie, gâtée par l'abondance
de ce qui meurt et l'abandon de ce qui vit, est d'une impudence sinistre.
Endurante, acharnée, escarbille d'un affreux matériau, elle
se lève matines et le monde est à elle. Le jour venu, plus
de sommeil possible. Au moindre instant de repos, elle vous prend pour
un cheval crevé, elle attaque ses morceaux favoris : commissures
des lèvres, conjonctives, tympan. Vous trouve-t-elle endormi ?
elle s'aventure, s'affole et va finir par explorer d'une manière
bien à elle dans les muqueuses les plus sensibles des naseaux,
vous jetant sur vos pieds au bord de la nausée. Mais s'il y a plaie,
ulcère, boutonnière de chair mal fermée, peut-être
pourrez-vous tout de même vous assoupir un peu, car elle ira là,
au plus pressé, et il faut voir quelle immobilité grisée
remplace son odieuse agitation. On peut alors l'observer à son
aise ; aucune allure, évidemment, mal carénée, et
mieux vaut passer sous silence son vol rompu, erratique, absurde, bien
fait pour tourmenter les nerfs - le moustique, dont on se passerait volontier,
est un artiste en comparaison..."
Nicolas
Bouvier, Thierry Vernet - L'usage du monde.
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