Petit texte :
"Après le dîner, le cousin Juan demande à Iduri de s'asseoir près de lui. Ils ont pris l'habitude de se retrouver autour d'une feuille et d'un crayon. Juan est un magicien de la mine plomb, il croque tout ce que ses yeux attrapent. Du corps à la nature morte, son trait ne concède rien. Iduri apprécie particulièrement ses petites caricatures. En quelques lignes, Juan capture ce que son modèle s'évertue à cacher. Alors, depuis qu'il est là, Iduri s'entraîne.
Il a déniché dans la grande bibliothèque de Mademoiselle Eglantine une encyclopédie illustrée avec des portraits de grands hommes, des peintures célèbres, quelques sculptures grecques.
Juan lui a conseillé de commencer par copier. Iduri se met à l'oeuvre consciencieusement et recopie tout ce qu'il trouve, passant des illustrations de revue aux reproductions piochées dans l'encyclopédie. Aucune page du précieux livre n'est dédaignée.
Juan lui apprend à bien tenir son crayon, à ne jamais tourner sa feuille, à toujours garder l'oeil à distance.
- Ta main ne doit jamais se laisser guider par son propre trait.
Iduri s'est ainsi découvert une nouvelle passion et délaisse l'atelier de terre. Ama s'étonne du sérieux avec lequel son fils se penche sur son ouvrage. Elle remarque son front qui se plisse, ses yeux se creusent sous l'effort de la concentration. Lui si peu attiré par la plume, les mots et l'école.
L'enfant, le regard plongé dans l'étendue blanche, s'exile à l'intérieur de lui-même. La feuille devient soudain le tapis volant des contes murmurés par Ama le soir. Il n'a plus à se cramponner à son lit pour éviter d'être emporter par les monstres nocturnes. Maintenant qu'il a percé le secret de l'envol, il part loin de sa peur, loin du grand océan des ténèbres.
Iduri, le crayon à la main, oublie le basque, l'espagnol, le français, tous ces mélanges absurdes de mots qui s'entrechoquent dans sa tête et se perdent. L'enfant s'exile au coeur des choses, dépouillant de sa main la pensée des autres. Il a trouvé un ami silencieux qu'il taille à sa guise, qu'il porte contre lui dans sa poche, capable de saisir les instants au vol.
Iduri sait qu'il est encore maladroit, mais il devine aussi que la trame du tapis volant a commencé à prendre forme, et que chaque ligne tracée tisse silencieusement le dialecte de son âme..."
Leonor de Recondo* - Rêves oubliés
*Cette auteure est aussi une violoniste virtuose. Elle a créé l'ensemble L'Yriade qui interprête le morceau de musique ci-dessus.
