Le Trochiscanthe nodiflore [TN] n°348 - Mardi 18 décembre 2012

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
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Chan Chan

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Novembre
Frasne, La Cluse et Mijoux et La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs)
samedi 3 et dimanche 18 novembre 2012




Petit texte :

"Je suis tout à coup éveillé par un cri de l’Adelantado : « Voilà la porte ! ». Il y avait à deux mètres de notre embarcation un tronc semblable aux autres : ni plus large, ni plus squameux. Mais sur son écorce était gravé un signe semblable à trois V superposés verticalement, emboîtés l’un dans l’autre, en un dessin qui aurait pu se répéter à l’infini et dont l’eau renvoyait le multiple reflet. Près de cet arbre se dressait un corridor voûté, si bas et si étroit qu’il me parut impossible d’y introduire la pirogue. Elle s’engagea néanmoins dans ce tunnel si resserré que ses plats-bords raclèrent durement un enchevêtrement de racines. Il fallait, avec les rames et les mains écarter les obstacles et des barrières afin de poursuivre cette incroyable navigation au milieu des broussailles que l’eau recouvrait. Une branche pointue tomba sur mon épaule avec la violence d’un coup de gourdin, me faisant saigner le cou. Il pleuvait des branchages un suie végétale intolérable, impalpable parfois, tel un plancton errant dans l’espace, aussi lourde à de certains moments que des poignées de limaille qu’on eût jetées d’en haut. Et c’était une chute continuelle de filaments qui enflammaient la peau, de fruits pourris, de graines velues qui faisaient pleurer, de déchets, de poussières qui couvraient les visages de gale. Une poussée de la proue provoqua l’écroulement subit d’un nid de termites, qui s’épandit telle une avalanche de sable brun. Mais ce qu’il y avait en dessous était pire peut-être que ce qui donnait de l’ombre. Entre deux eaux ondulaient de grandes feuilles trouées, semblables à des masques de velours ocre, fausse apparence végétale de quelque animal camouflé. Il flottait des grappes de bulles sales, durcies par un vernis de pollen rougeâtre, qu’un proche coup d’aileron faisait disparaître soudain dans le canal d’une nappe dormante, dans un mouvement indécis d’holothurie. On voyait plus loin des sortes de gazes, épaisses, opalescentes en suspens dans les creux d’une pierre larvée. Une guerre sourde se livrait dans les profondeurs hérissées de crocs barbus, à l’endroit où tout avait l’air d’un enchevêtrement répugnant de serpents. Des claquements inattendus, des ondulations soudaines, des gifles sur l’eau, révélaient la fuite d’êtres invisibles qui laissaient derrière eux un sillage de pourriture trouble, tourbillons grisâtres soulevés au pied de noires écorces tachetées d’insectes. On devinait le voisinage de toute une faune rampante, de la vase éternelle, de la glauque fermentation, sous ces eaux sombres qui exhalaient un odeur acide, telle une boue pétrie de charogne et de vinaigre, sur la surface huileuse de laquelle marchaient des insectes créés pour se déplacer sur des nappes liquides : punaise presque transparentes, puces blanches, mouches aux pattes tordues, minuscules cynips qui n’étaient guère qu’un point vibrant dans la lumière verte, car le vert traversé par quelques rayons peu nombreux de soleil était si intense que la clarté qui descendait des feuilles se revêtait d’un teint de mousse, transformé en couleur de fond de marécage dans sa quête des racines des plantes. Au bout d’un certain temps de navigation sur ce cours d’eau secret, il se produisait un phénomène semblable à celui que connaissent les montagnards égarés dans les neiges : on perdait la notion de verticalité, dans une sorte de désorientation, de chavirement de la vue. On ne savait plus ce qui appartenait à l’arbre et ce qui appartenait au reflet. On ne savait plus si la clarté venait d’en bas ou d’en haut, si le plafond était liquide ou si l’eau était chaussée ; si les meurtrières pratiquées dans le feuillage dru n’étaient pas des puits lumineux creusés dans le terrain inondé. Comme les branches, les arbres, les lianes, se reflétaient en angles ouverts ou fermés, on finissait par croire à des passages illusoires, à des issues, des couloirs, des rives, inexistants. Avec le bouleversement des apparences, dans cette succession de petits mirages à portée de la main, grandissait en moi une sensation de perplexité, de trouble total, qui était indiciblement angoissante. C’était comme si on m’avait fait tourner sur moi-même, pour m’étourdir, avant de m’amener sur le seuil d’une demeure secrète. Je me demandais si les rameurs gardaient une juste idée de la longueur de leur barque. Je commençais à avoir peur. Rien ne me menaçait. Tout le monde avait l’air tranquille autour de moi. Mais une crainte indéfinissable, qui prenait sa source dans les tréfonds de l’instinct, me faisait respirer profondément, sans jamais trouver assez d’air..."

Alejo Carpentier - Le Partage des Eaux



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