Petit texte :
"LA
RENTREE
On
a beau dire que l'école nous emmerde, vers la fin du mois d'août,
on a quand même hâte de revoir les amis. Le jour de la
rentrée est toujours fébrile. Dès le matin, les
autobus jaunes déversent des torrents de flots agités
et l'esplanade principale se transforme en rivière frémissante.
Longeant le terrain de football du côté est, j'ai une
vue d'ensemble des adolescents réunis devant la polyvalente.
Tout en noir, maquillés, les gothiques allient l'imaginaire
des vampires à la mythologie scandinave. Ils veulent faire
peur, mais je les aime bien. Ils n'emmerdent personne et ne se battent
jamais. En fait, ils sont doux et polis. Protégés par
leurs carapaces de cuir et de clous, ce sont des trésors bien
gardés.
Les rappeurs sont plus tapageurs. Leurs amples habits les font ressembler
à des personnages de bédé. Tous les gars de la
meute se comportent en mâles alpha. Hypersexy et toutes menues,
les filles bougent comme dans les clips. Chacune de leurs poses est
calculée pour attiser le désir des hommes et la jalousie
des femmes. Elles sont tellement excitantes que j'en ai mal au ventre
juste à les regarder. Ce sont surtout des Noirs qui composent
leur cohorte, mais on compte quelques Blancs. La culture n'a pas de
couleur. J'envie leur attitude à la fois relaxe et tendue.
J'admire leur démarche souple de panthère toujours prête
à bondir. Du fait de ma jambe droite plus courte, ma démarche
légèrement chaloupée me permet une certaine connivence
avec la clique hip-hop. Et puisque je j'adore leur musique, je suis
en très bon termes avec eux.
Et bien sûr il y a les flamboyants Spartiates, notre équipe
de football, la fierté de Gaston-Miron. Aisément reconnaissables
à leur couleurs bourgogne et or, ils forment une véritable
armée. Le quart-arrière Mathieu Saint-Amour en est le
général. Beau, blond, brillant, c'est le demi-dieu de
notre école. Même les profs et la direction lui vouent
un respect intimidé. Seul l'entraîneur Claude Picotte
peut prétendre à un certain ascendant sur lui. Chargés
de le protéger sur le terrain, les gros joueurs de ligne l'accompagnent
partout, comme une garde prétorienne. Evidemment, il discute
avec des filles, réunies en hémicycle béat autour
de lui.
La brigade défensive est menée par Maxime-Alexis Giroux,
un secondeur intérieur que tout le monde appelle MAG. Ce surnom
lui va très bien. Comme une jante chromée, il est quétaine*
et rutilant. Il arbore son éternelle coupe Marine et semble
encore avoir pris du muscle cet été. Il lance un ballon
de football avec des coéquipiers, en parlant trop fort pour
que tout le monde le remarque. Sa capacité d'analyse des formations
adverses et la puissance de ses plaquages lui valent une renommée
dans toute la ligue. En dehors du terrain, c'est un gros con gueulard
que je méprise.
Assises en rond dans l'herbe, les cheerleaders de l'équipe
piaillent comme des mésanges. Après deux mois sans se
voir, elles ont du temps à rattraper. Parmi elle, Véronique
Plourde, aussi lumineuse qu'un après-midi d'octobre. Je la
regarde de loin, comme un horizon inatteignable.
Près des rampes d'escaliers, les skateux font flipper leurs
planches avec trop d'ambition et pas assez de talent. Comme des rôties**
beurrées, les planches retombent toujours du mauvais côté.
Il y a aussi des néo-hippies à dreads qui jouent au
aki : l'incarnation de la nonchalance et de l'oisiveté.
Et parce que la vie n'est pas une pub de Coke, il y a cette majorité
de jeunes sans style défini, hybrides et inclassables. J'en
suis. N'en déplaise aux sondeurs, la jeunesse est multiple.
Il n'y a pas de courant d'opinion propre aux jeunes. Ce sont les mêmes
lignes de fractures que pour les adultes : gauche-droite, vaillance-paresse,
extravagance-conformisme, génie-bêtise. Une seule chose
rallie tous les ados : l'amour de la musique. Elle pulse dans nos
tympans au même rythme que le sang dans nos tempes. Nos écouteurs
sont les cordons ombilicaux qui nous relient à la matrice de
nos iPods. Dans le film de nos vies, la bande sonore défonce
les haut-parleurs. Toutes les scènes de notre existence sont
enrichies d'une trame diégétique. En ce moment même,
des transfusions ont lieu. Des amis échangent leurs découvertes
estivales en partageant leurs écouteurs. Jumeaux hétérozygotes
nourris au même placenta...
D'un glissement d'index sur l'écran tactile, j'augmente le
volume. Comme une coulée de titane en fusion, la voix métallique
d'Eminem
emplit tout mon crâne. Battant la mesure avec ma tête,
je me fonds dans la masse à la recherche de mes amis..."
Biz*** - La chute de Sparte
*Kétaine
ou quétaine est un québécisme
désignant d'abord une personne mal habillée et ensuite
un style, une personne ou une manière de vivre démodé
ou de mauvais goût. Son équivalent "français
de France" serait donc craignos, étant donné que
ringard ou démodé sont trop précis par rapport
au sens subjectif du terme. Le terme s'applique aujourd'hui, in extenso,
à une personne, un concept ou même une situation qui
seraient considérés comme risibles, dépassés,
ou dépourvus de goût ou de classe de façon générale
(source : wikipedia).
**rotie
= toast (pain de mie grillé).
***Biz
fait aussi parti du groupe des "Loco Locass", auteur
de la chanson "m'accrocher"
