Un
petit texte :
"Il
est souvent question de l’âge de la pierre, mais rarement
de l’âge de l’arbre, celui où de faibles communautés
demeuraient soumises aux rythmes des saisons, où les êtres
remuants et les êtres immobiles, vivant côte à côte,
buvant aux mêmes sources, plongeant leurs racines dans le même
humus, ne paraissaient pas d’essence différente. Les légendes
ont transmis la tradition. Elles sont pleines de bras chargés de
feuilles, de ramées qui marchent, de branches saignant sous la
hache du bûcheron. C’est cette forêt-là dans
laquelle je pénètre quand je pénètre dans
n’importe quelle forêt.
Elle est magique. Elles sont toutes magiques. La réalité
y demeure élusive, ambiguë, et leurs perspectives varient
avec l’heure, la lumière, le vent, les mois. Beaucoup d’événements
s’y sont déroulés, de la grande ou de la petite chronique.
Elles ont aussi vu passer les cortèges d’Obéron et
de Merlin, les cavaleries de la Table Ronde, les chasses sauvages, la
cour du Duc, les amoureuses du Songe. Elles recélaient alors des
fontaines-fées, des châteaux, des lacs, à peine entrevus
sitôt embrumés, annulés. Et de toutes ces aventures,
les vécues et les rêvées, il semble qu’elles
aient gardé quelque trace, comme si le cycle ininterrompu des sèves
avait entraîné dans sa course des échos et des reflets.
Je doute même si je me perds dans une foule ou dans une solitude.
Chaque arbre n’est-il pas marqué d’une hérédité
rigoureuse ? fils de… fils de… En un rien on arrive à
Charlemagne. Est-ce pour cette raison que les seigneurs de feuilles et
d’écorces semblent tous porteurs d’un message et font
si solennellement figure de pensifs témoins ? Le bon sens dit que
j’ai tort, que tout ce qui précède est fantasme, pure
imagination. Il ignore Ronsard et Shakespeare, et pour lui les bois ne
sont que du bois. Pourtant le bon sens erre une fois de plus. Je m’abandonnerai
sans remords à une conviction antique, intuitive, car les savants,
avec un grand retard sur les poètes, sont en train de découvrir
que les plantes manifestent une présence, presque une conscience,
connaissent de quelque façon la douleur, et donc en contrepartie
la joie."
SAMIVEL
– L’œil émerveillé ou la Nature
comme spectacle (Brocéliande).
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