Petit texte :
"Les hommes étaient partis. Le silence
était tombé sur tous les villages alentour. Les
journées des femmes étaient longues et éreintantes
: elles allaient et venaient, de la ferme aux
animaux, de la cuisine aux chambres d'enfants.
Leurs mains se couvraient de cals, leurs dos se
voûtaient. Elles usaient leur santé.
Les champs furent abandonnés. Les meules
de foin laissées sur place, comme des huttes de
paille sous le soleil immobile. Elles se
desséchèrent, puis les premières pluies tombèrent,
et elles commencèrent à pourrir. Elles restèrent
là, dans les champs, à perte de vue, inutiles et
gorgées d'eau. Elles s'affaissèrent doucement et
commencèrent à moisir.
Au sommet de la colline du Prieur, les
hommes avaient laissé une charrue, embourbée dans
un sillon inachevé. Le cheval avait été dételé,
mais les femmes n'avaient pas rentré la machine et
elle resta penchée légèrement, enfoncée dans cette
terre comme un vaisseau dans les sables. Chaque
nouvelle averse l'enfonçait un peu plus. Chaque
goutte d'eau amollissait son bois d'avantage. Une
araignée vint tisser sa toile, là, entre la terre
et le soc. L'herbe poussa le long des roues et les
corbeaux se posèrent sur le vieux bois rongé de
mousse.
C'était ainsi sur des centaines de kilomètres.
Partout les hommes étaient invisibles. Partout des
herbes sauvages reprenaient leurs droits. Les
murets de pierre qui délimitaient les propriétés
s'affaisaient au gré des vents, sans violence,
sans à-coups. La pluie effaçait les chemins de
terre, inondait les champs. Seul le vent
parcourait encore les collines, passant ses longs
doigts dans les cheveux des prés.
La terre, dans ce grand silence inquiet,
commença à se demander ce qu'étaient devenus les
hommes.
Elle cherchait une trace, une présence, mais ne
trouvait rien. Plus aucun pied ne la foulait. Elle
sentait les animaux sortir plus souvent,
s'attarder plus longtemps dans les champs, à
découvert, et s'aventurer dans les endroits où ils
n'allaient jamais auparavant. Elle ne pouvait plus
douter qu'elle avait été désertée.
Et puis, soudain, le premier obus
explosa. La charrue de la colline du Prieur
trembla légèrement. Le grondement lointain fit
tomber les gouttes de rosée accrochées à la toile
d'araignée. Les premiers coups furent suivis
d'autres. La terre par endroits éclatait en mottes
noires. Cela dégageait une fumée sale qui courait
longtemps le long des champs. La terre sûrement
reconnut la guerre : les hommes qui tombent, les
trous que l'on fait en son sein, tombeaux et
explosions, elle avait déjà été tant de fois
l'objet de combat. Elle avait déjà tant de fois
senti des incendies courir sur elle, des
projectiles s'enfoncer en elle. Elle avait déjà
été tant de fois martelée par le bruit sourd de
bataillons qui marchent au pas lent de la mort.
Elle connaissait tout cela : le tambour et
l'éclair. Elle savait qu'il n'y avait qu'à
attendre. Attendre que les hommes s'épuisent,
battent en retraite et capitulent. Cela n'avait
jamais empêcher les corbeaux de croasser. Mais
cette fois, c'était différent. Lorsque les
premières fumées se furent dissipées, elle se
rendit compte que jamais auparavant les coups
qu'on lui avait portés n'avaient été aussi durs,
que jamais ils ne lui avaient creusé dans la peau
d'aussi profonds cratères. Cette fois, les hommes
marchaient sur elle avec une pesanteur nouvelle.
Ils étaient plus nombreux. Ils faisaient plus mal.
Le temps passait et ils ne faiblissaient d'aucune
fatigue. C'est alors que la peur vint et elle ne
cessa de croître.
De la colline du Prieur à la plaine du
Meunier, chaque bosquet, chaque motte de terre fut
pris et repris, plusieurs fois par jour. Puis,
lassés de ces assauts qui étaient toujours suivis
de replis, les hommes arrêtèrent, s'installèrent
et creusèrent. Les tirs d'obus, alors, se
multiplièrent.
Elle espéra un temps qu'il ne s'agissait que de la
nourrir. Comme tant de fois auparavant. Elle
n'avait jamais dédaigné les corps qu'on
enfouissait en elle. Elle les accueillait, les
entourait de sa chaleur d'humus et ils se
défaisaient doucement. Mais cette fois les corps
abondaient et elle comprit qu'il ne s'agissait
plus de cela, que si l'on continuait à enfoncer en
elle des morts, c'était juste pour dégager de la
place et laisser aux vivants l'espace de lutter.
Trop de corps à avaler. Par bouchées
successives. Pas même le temps de déglutir. Les
hommes bourraient le sol de cadavres encombrants
et, comme il y avait de moins en moins de place et
de moins en moins de temps, ils creusaient de
grandes tombes à ciel ouvert et y jetaient de la
chaux, pensant que cela aiderait la terre à les
assimiler. Mais la chaux était pour elle une
poudre blanche qui lui brûlait la langue et la
faisait cracher. Elle était comme un animal
glouton que l'on gave de force tout en lui battant
les flancs. Ils l'ouvraient à mille endroits, la
retournaient, la saignaient. Ils la forçaient à
manger et frappaient sur son ventre bombé. Elle
n'avait plus faim. Mais elle devait continuer.
D'une main ils la nourrissaient, de l'autre ils la
meurtrissaient.
Un soir, du haut de la colline du Prieur,
elle se regarda. La charrue n'existait plus. La
guerre avait tout avalé. C'était comme de tendre
un miroir à un malade qui ne parvient pas à se
reconnaître : tout ce qu'il cherche a disparu, ses
cheveux sont tombés, il a la gale et le regard
rouillé. C'est ainsi qu'elle se vit. Plus de
forêt. Quelques arbres calcinés. Certaines
collines avaient été mangées par les coups de
dents successifs des mortiers. Des amas de terre,
çà et là, avaient poussé. Le relief avait changé.
Le sol, partout, était accidenté. Ils l'avaient
suturé de fils barbelés. De partout s'échappaient
des fumées, comme de la peau d'un grand brûlé.
Elle ne se reconnut pas. Elle resta longuement à
se contempler. Une douleur immense lui courut sous
la peau. Elle cria de toute sa force, oubliant
qu'elle n'avait pas de voix, et le vent, ce
jour-là, eut l'acidité des appels désespérés."
Laurent Gaudé - Les
Oliviers du Négus
(Je finirai à terre)