Petit texte :
"Jura
Le
Jura ! A mon horizon, muraille bleue dans la poudre d'or du couchant,
ou mystérieusement modelé dans ses croupes, ses gorges,
ses rochers et ses forêts par les rayons rouges et indécis
de l'aurore, il est un appel. Ses ravines sauvages, ses sapins noirs
au tronc d'argent m'ont comblé et rempli d'un appétit
douloureux et insatisfait. Je savais qu'il y avait encore des ours
il y a un demi-siècle. Comme cette gorge oblique, se bancs
de rochers étagés, les grands sapins crevassés
au tronc bossué, gris de lichens, me semblaient réclamer
la présence velue, circonspecte, le pas des grosses pattes
feutrées !
Je suivais la trace des sangliers dans la neige d'hiver recouvrant
les branches d'une mate blancheur, par-dessus les sombres aiguilles
des sapins et des ifs, le vert luisant des houx, les feuilles rousses
des fayards ; dans la neige fondante des jours chauds, couleur d'ivoire,
translucide, où les ombres à peine bleues des branchages
s'enfoncent parmi le grain cristallin. Je ne les vis pas souvent
: par un temps de grande gelée, les bêtes rousses montant
en lacets, mangeant avec bruit les feuilles de ronces, et la laie
noire qui vint ensuite, souffla, grogna et les entraîna plus
haut, dans la neige épaisse où elles traçaient
une tranchée étroite et profonde. Tout noirs dans
l'éclat sourd du clair de lune, traversant, en file espacée,
l'herbe brune et gelée, entre les taches de neige, le museau
très long, hauts et marchant sur leurs pieds pointus avec
une roide légèreté. Ou encore descendant tout
droit de la montagne, trottant, grognant, le dernier au galop, pour
se perdre sous bois dans le froissement des feuilles mortes. J'ai
passé des nuits au haut d'un banc de rochers, les pieds calés
par un petit buisson, à regarder au fond de la gorge les
ombres des arbres tourner sur la neige soufrée par la lune,
espérant voir sortir le chat sauvage du trou, là au
pied de l'autre paroi, où j'avais vu entrer ses traces.
Dans d'autres coins du Jura, j'ai longuement étudié
le grand coq, majestueuse incarnation de la forêt primitive
et de l'orgueil mâle, rituel, possédé par la
passion, officiant pour lui tout seul si nulle poule ne vient le
rejoindre, dès l'aube grise et des matinées entières,
ignorant des compagnons tout proches s'ils n'empiètent pas
sur son étroit canton de danse. Puissant oiseau foncé
à la barbe hérissée, au bec crochu, sourcil
écarlate, vaste poitrail, pattu, faisant la roue, traînant
les ailes, je t'ai bien possédé, des matins et des
matins, caché avant le jour sous un arbre aux branches pendantes,
plaqué contre un banc de rochers, la tête au ras du
sol, ou dans un trou sous la neige, dans la pluie de printemps glacée,
les bourrasques de neige, ou le gai soleil pompant des vapeurs moites.
Et ta forêt de vieux sapins aux branches maigres, aux croupes
garnies de mousse et d'aiguilles rousses et des balais raides des
myrtilles ou de neige à gros grain, travaillée par
la fonte qui accumule à la surface les brindilles, les barbes
de lichens, les aiguilles arrachées par les tempêtes
de l'hiver, tu me l'as fait mieux posséder. J'ai parcouru,
pour te chercher, tes solitudes, une croupe boisée, une combe,
une croupe, une combe encore, toujours plus loin des cultures. J'ai
marché dans la pluie, la neige et le brouillard traînant,
ou au sein des gargouillements de l'eau de fonte, sous le soleil
éclatant et pourtant voilé d'un brin de mélancolie.
Les beaux nuages gonflés passaient tout près dans
le ciel d'un bleu si limpide, si léger, s'en allant et s'échelonnant
toujours plus serrés, vers un horizon où le bleu pâlit,
verdit, se dore de brume en un ton insaisissable qui n'est qu'un
gris. En allant vers toi je savais que ces puissantes solitudes
avaient été peuplées d'autres puissantes vies
animales..."
Robert
Hainard – Le Miracle d'Etre
