Le Trochiscanthe nodiflore [TN] n°270 - Mardi 7 juin 2011

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
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Les Ogres de Barback - Printemps

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maintenant (3 juin 2011)

Je viens de terminer la rénovation de la salle de bains !
Les travaux de la ferme avancent...



la Lumière, l'Eau et les Foulques
(2ème chapitre)

La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs)
avril - mai 2011




Petit texte :

"Quand le jour se levait dans le brouillard, de longues fumées roses se dégageaient des rives plates où luisaient de petits étangs. Il faisait froid. Un étrange soleil d'hiver apparaissait à l'est, par-dessus des remparts de brumes bleues qui dormaient au ras de la plaine. Les bords du fleuve se formaient très lentement dans cette lumière glacée, et, sur les berges lumineuses où se déroulaient quelques vapeurs d'or, la terre brune apparaissait, chargée d'aulnes, de bouleaux nains, de saules rabougris et de salicornes. On voyait Balandran qui traversait le fleuve. Penché sur son unique rame, il gouvernait vers les taillis de La Regrègue, au-delà desquels, par un clair chenal, il disparaissait. Alors arrivaient jusqu'à moi de longs battements d'ailes, des cris, des appels et des clapotis. Un vol de foulques effleurait la cime des arbustes, tournoyait, s'ébattait sur un étang. Des milliers de canards s'agitaient, invisibles à travers leurs cités de roseaux impénétrables, où des tribus entières se chamaillaient dans la glaciale clarté de l'aube. Colverts, canards siffleurs, sarcelles hivernales se plaignaient et récriminaient avec fureur, avant de rentrer dans le grand silence de la vie diurne où les eaux mortes, par prudence, se taisaient si profondément qu'elles semblent inhabitées. Quelquefois, fugitive apparition, entre deux touffes se faufilait une oie cendrée. D'un buisson s'envolait quelque farlouse ou quelque freux criard. Les jours beaux, un héron gris venait pêcher dans une mare avec beaucoup de gravité et, peut-être, de suffisance. Je vis même un fois s'abattre sur l'étang un cygne solitaire. Mais il y resta peu. Bientôt, reprenant son vol, il partit vers l'Ouest, d'où montait le vent ; car, ce jour-là, il fit mauvais, et longtemps je pensai à l'oiseau merveilleux qui avait poursuivi son voyage, en volant du côté de la tempête.

*

Cependant, après la Noël, nous comptâmes plus de beaux jours que de mauvais. La neige fondit. Sauf quelques grains, nous eûmes un froid sec. Il me vivifiait le sang ; j'étais très alerte. L'île se givrait au cours de la nuit ; le matin, elle étincelait. La bise craquelait la peau, fendait les lèvres. Mais l'après-midi, bien souvent, jusqu'à trois heures, le soleil chauffait un peu. L'île alors offrait des coins tièdes, où je m'allongeais, à l'abri du vent. Le plus chaud se trouvait dans un creux du rivage, au sud de l'île ; et un bouquet touffu de saules, d'arbousiers et de tamaris glauques en couronnait le site. De là on voyait les deux bras du fleuve se rejoindre en traçant de puissants tourbillons qui confondaient leurs ondes ; et la vue portait vers le sud jusqu'à ces plaques de clarté, des étangs et des salines, sur lesquelles flottait toujours un banc de vapeurs. De ce lieu de repos, on était au plus près de la rive opposée ; car, avant d'unir ses deux bras, le fleuve se rétrécissait, comme pour approcher sa berge terrestre de l'île ; et la terre poussait vers elle un promontoire bas, hérissé de ces longs roseaux appelés Arundo Donax. Ils dressaient leurs massifs contre le souffle du mistral, au-dessus d'une plage de sable en pente douce, toujours solitaire. Comme j'aime les noms, j'imaginai d'appeler cette plage cachée : « les eaux de Repentance » en souvenir de cette cousine lointaine, Delphine d'or, que le vieux Malicroix avait aimée, sans doute à cause de ses beaux cheveux, mais que le fleuve lui avait ravie.
Elle était de mon sang, et des durs Malicroix la seule créature qui me parût tendre. Bien souvent je pensais à elle, comme à une vivante proche. Alors quelque chose du coeur violent de Cornélius m'agitait, et j'étais, fugitivement, moi-même, comme un reflet incertain de son ombre.
J'entrais ainsi dans un monde mystérieux de souvenirs, qui n'étaient pas mes souvenirs ; et je le savais ; cependant je les retrouvais, comme si autrefois j'eusse vécu moi-même au milieu des événements dont ils me rapportaient les images lointaines mais encore reconnaissables. Sans doute – et je me le disais- n'était-ce là que des fictions inspirées par ce que Dromiols m'avait appris des Malicroix. Toutefois elle s'accordaient à d'autres souvenirs dont ces récits n'étaient pas l'origine et qui y mêlaient des figures, des paroles, des sentiments et des pensées issus à travers ma mémoire. De cette mémoire inconnue, présente en moi, on eût dit que ces souvenirs, détachés d'une vie défunte, fussent en quête d'une autre mémoire, celle d'un vivant, pour s'y abriter. Ils pénétraient la mienne avec aisance ; et, fait étrange, j'en reconnaissais les contours, les couleurs et les sonorités, que je n'avais cependant jamais recueillis en ma vie mortelle. Car, tout en les reconnaissant, je sentais qu'ils venaient d'un autre que moi-même, tant l'accent et le ton des voix qui les accompagnaient, par leur grandeur et leur passion sauvage, différaient des voix amicales et modestes, dont ma mémoire garde les échos. Ainsi étais-je partagé par cette double vie mentale, et parfois j'en souffrais. Mais je ne souffrais pas de ma propre souffrance ; c'était un autre qui souffrait en moi, avec des formes de douleur qui ne sont pas les miennes. J'éprouvais le tourment de l'idée fixe, le regret déchirant de l'acte inachevé ; mais idée et acte sans noms, car nul message ne les désignait expressément, qui eût peut-être élucidé cette confusion de deux âmes.
Par bonheur, ces moments de trouble rêverie étaient brefs.
J'évitais de m'y attarder.
L'exercice, le froid, la compagnie de Balandran, toujours à l'ouvrage, m'aidaient à vivre sainement. Je n'étais pas seul. On fendait du bois à grands coups de hache, près des huttes. On l'empilait. J'ai de bons bras, et le goût du mouvement. Rien de tel pour contenir l'âme dans les limites d'une vie précise, rassurante, celle où l'esprit s'ajuste au corps, où il se tient dans la pensée et dont la pensée bouge lentement autour d'une méditation utile. J'admirais Balandran de s'y renfermer sans effort, car je le jugeais peu enclin à se complaire dans les vaines songeries. Il emplissait ses interminables silences, non point d'images évasives, mais d'une seule et progressive réflexion. C'était sa façon de rêver : une pensée saisie à l'aube et conduite sans défaillance jusqu'à l'entrée dans le sommeil, la paix de la nuit, l'oubli de soi-même...”


Henri Bosco – Malicroix



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